Comment s’explique la large victoire, inattendue par son ampleur, du Parti conservateur ?
Tous les sondages, jusqu’à la veille du scrutin, donnaient un résultat très serré. La surprise est venue de ce que le Parti conservateur non seulement l’a emporté mais a obtenu la majorité absolue et presque cent sièges de plus que les travaillistes. D’où vient l’erreur ? Une des hypothèses est que les indécis, qui étaient assez nombreux, auraient décidé au dernier moment de voter conservateur, il y aurait eu une poussée des conservateurs, venant en particulier de gens qui avaient l’intention de ne pas voter ou de voter pour le parti anti-européen UKIP.
La campagne des conservateurs a été assez efficace et très négative. Elle a été consacrée en grande partie à des attaques contre les travaillistes, principalement sur deux points qui ont fait écho dans l’opinion publique : d’une part, Cameron a beaucoup agité le drapeau anglais en dénonçant l’alliance supposée que les travaillistes s’apprêtaient à conclure avec les nationalistes écossais ; et d’autre part il a réussi à convaincre une bonne partie de l’opinion publique de l’incompétence économique des travaillistes.
Une des raisons du succès des conservateurs tient à la façon dont ils ont présenté la situation de la Grande-Bretagne en 2010 (à la fin de la période travailliste) comme catastrophique et dont ils se sont présentés eux-mêmes comme les sauveurs de l’économie britannique. Et quand bien même la situation économique n’est pas aussi florissante qu’ils le disent, ils sont arrivés aux élections avec un bilan qu’ils peuvent présenter comme très positif par rapport à la situation qu’ils avaient trouvée en 2010.
Comment David Cameron a-t-il réussi à changer l’image des conservateurs ?
David Cameron est un personnage complexe. D’un côté, il se place clairement dans la tradition conservatrice des années Thatcher. Les thèmes qu’il développe – baisser les impôts, limiter la dépendance aux allocations sociales, réduire les dépenses publiques – sont très classiques. Mais il a aussi cherché à moderniser le parti, dont l’image était très négative. C’était celle d’un parti très conservateur, âgé, replié sur lui-même.
Il a voulu rompre avec cette image en se présentant comme un jeune homme moderne, ouvert sur le monde tel qu’il est, ouvert aux questions environnementales ou au mariage homosexuel. Même s’il est, par son éducation, par les milieux qu’il fréquente, tout ce qu’il y a de plus « upper class », c’est en alliant ce côté traditionnel et cette nouveauté qu’il a réussi à faire gagner son parti.
Le Parti conservateur comprend deux traditions assez différentes. L’une, plutôt radicale, qu’on peut appeler néo-libérale, était représentée par Margaret Thatcher et d’autres avant elle, comme Keith Joseph. Une autre tradition, plus centriste, remonte à Benjamin Disraeli, qui fut premier ministre dans la seconde moitié du XIXème siècle et qui réussit à attirer une partie du vote ouvrier, rendant possible une alliance entre les classes supérieures et une partie de la classe ouvrière. C’est à cette tradition, plus universaliste, que Cameron se réfère en reprenant le slogan de Disraeli, One nation.
Après l’échec d’Ed Miliband, jugé trop à gauche, les travaillistes vont-ils se recentrer pour revenir au « blairisme » ?
Il me semble que cela a de moins en moins de sens, dans le cas britannique, d’opposer une aile centriste et une aile de gauche. L’aile dite de gauche est beaucoup moins à gauche qu’il y a vingt ans et l’aile centriste, celle des « blairistes », est la première à reconnaître que Blair était allé trop loin dans la manière dont il avait attiré les milieux financiers, les banques, les magnats de la presse. Les différences sont moins fortes qu’autrefois.
Ed Miliband a été caricaturé, jusque dans son propre parti. On a beaucoup dit qu’il était à gauche parce qu’il avait été élu grâce aux voix des syndicats. La réalité est à nuancer. Miliband a probablement commis une erreur en critiquant les milieux d’affaires pour leur responsabilité dans la crise financière. Beaucoup de chefs d’entreprise se sont détourné du Parti travailliste perçu comme anti-business. Il est difficile de se faire élire en Grande-Bretagne avec un discours anti-business. D’autant que ce sont les milieux d’affaires qui financent les partis politiques.
On passe peut-être à une nouvelle génération. Les numéros 2 et 3 du parti, Ed Balls et Douglas Alexander, ont été battus. Chuka Ummuna, qui n’a que 36 ans, a retiré sa candidature à la succession d’Ed Miliband, mais on peut très bien le retrouver dans cinq ou dix ans. On parle d’Andy Burnham, ancien ministre de Tony Blair. On évoque aussi Yvette Cooper, l’épouse d’Ed Balls, ainsi que deux femmes moins connues, Liz Kendall et Mary Creagh. Il n’y a jamais eu de femme à la tête du Parti travailliste.
Quelles concessions David Cameron veut-il obtenir de ses partenaires européens avant d’organiser un référendum sur la sortie de l’UE ?
Les demandes de David Cameron sont restées très floues pendant la campagne. Il ne voulait pas se lier les mains en donnant des indications précises sur ce qu’il voulait obtenir pour ne pas risquer, s’il ne l’obtenait pas, de manifester son échec. Il est un peu moins flou aujourd’hui sur les thèmes sur lesquels on sait qu’il voudrait obtenir des concessions des Européens. Certains sont symboliques, donc assez faciles à obtenir, comme l’exemption de la clause qui prévoit une Union « de plus en plus étroite ».
En revanche, il y a des questions beaucoup plus complexes et plus controversées, sur lesquelles la négociation sera beaucoup plus difficile, notamment la question de la libre circulation des personnes. Angela Merkel a rappelé qu’il n’était pas question de revenir sur ce principe, qui est un des grands principes du marché unique. Cameron a un petit peu battu en retraite en parlant d’imposer des restrictions à l’accès aux droits sociaux pour les immigrés déjà installés sur le territoire. Il veut aussi augmenter le pouvoir des Parlements nationaux sur les directives européennes, mais l’idée que des Parlements nationaux pourraient bloquer une législation européenne me paraît difficilement envisageable.
Peut-on évaluer les avantages et les inconvénients d’une sortie du Royaume-Uni pour l’Union européenne et pour le Royaume-Uni lui-même ?
Ceux qui veulent sortir de l’Union européenne expliquent que tout irait mieux pour le Royaume-Uni, qu’il ferait des économies substantielles, qu’il n’aurait plus à payer pour la politique agricole commune, qu’il ferait aussi des économies sur toutes les réglementations imposées par Bruxelles. Il négocierait un accord de libre-échange avec les pays européens tout en étant libre de négocier d’autres accords avec des puissances émergentes. Par ailleurs il retrouverait enfin sa pleine souveraineté et le contrôle de ses frontières.
De l’autre côté, les gens favorables au maintien affirment que ce serait folie de vouloir se séparer d’un marché qui représente la moitié des échanges du Royaume-Uni – un peu moins pour les services, un peu plus pour les produits industriels -, que les entreprises étrangères qui ont investi au Royaume-Uni pour pouvoir accéder au marché européen se retireraient, comme certaines ont déjà menacé de le faire, notamment des entreprises américaines et japonaises. Et qu’arriverait-il aux 1,8 million de Britanniques qui vivent dans d’autres pays européens et se retrouveraient sans droit de résidence ?
Je pense que l’intérêt des Britanniques, comme celui de l’Europe, est de rester. Les anti-Européens croient que s’ils sortaient de l’Union européenne ils seraient accueillis à bras ouverts à Washington ou à Pékin, sans se rendre compte que l’accueil qu’ils reçoivent aujourd’hui est lié au fait qu’ils sont membres de l’Union européenne.
Pour l’Union européenne, ceux qui disent que la sortie du Royaume-Uni lèverait enfin un frein à l’intégration européenne semblent croire que seul le Royaume-Uni freine l’avancée dans l’intégration. La réalité est que, depuis une quinzaine d’années, les populations et les gouvernements européens ne sont pas prêts à aller plus loin. L’idée qu’il suffirait que le Royaume-Uni sorte de l’Union européenne pour que nous avancions d’un pas fringant vers le fédéralisme me paraît malheureusement naïve. En revanche, l’Union européenne sans le Royaume-Uni serait amputée à la fois d’une puissance économique, la cinquième ou la sixième du monde, d’une puissance financière et d’une puissance militaire. Elle en serait mécaniquement affaiblie.
Propos recueillis par Thomas Ferenczi