Les Britanniques ont joué à quitte ou double leur destin européen et l’avenir de l’Union européenne. Quelques centaines de milliers de voix ont fait la différence en faveur du Brexit et de la sortie de l’Union européenne. Elles placent les vingt-sept Etats-membres restants devant un choix tout aussi historique : se rassembler ou se disperser.
Bien sûr, on trouvera toutes sortes d’explications propres au Royaume-Uni pour justifier le résultat du référendum. Les Britanniques n’ont jamais vraiment été intégrés dans cette Europe que leurs plus célèbres dirigeants ont appelée de leurs vœux après la Seconde Guerre mondiale à condition de ne pas en faire partie. Ils ont toujours cherché un statut particulier. Justement parce qu’ils l’ont toujours obtenu –et encore en février dernier pour tenter de sauver la mise à David Cameron–, on aurait pu penser qu’ils s’en contenteraient. Commence maintenant une longue marche vers la séparation qui va occuper les Européens pendant des mois interminables, voire des années.
Les passions contre les intérêts
Le Brexit ajoute la crise à la crise mais le plus inquiétant, ce ne sont pas les marchandages à venir, propres à bien des divorces. Le plus dangereux pour l’Union européenne, c’est que la campagne électorale en Grande-Bretagne a porté à leur paroxysme des arguments, s’il est permis de nommer ainsi des échanges d’invectives, présents dans la grande majorité des pays européens. Les émotions nourries des menaces sur l’identité, réelles ou fantasmées, l’emportent sur la raison. Raymond Aron, cité par Pierre Hassner dans son dernier livre La revanche des passions (Fayard), avait raison : quand il faut choisir entre leurs passions et leurs intérêts, les hommes se laissent le plus souvent guider par les premières. Aron avait simplement le tort de limiter cette remarque au XXème siècle.
Les démocraties occidentales, en Europe comme aux Etats-Unis, sont confrontées à de nouvelles divisions, ou à des divisions anciennes qui s’habillent de formes nouvelles, sociales, identitaires, nationales, raciales… Des populations entières se sentent menacées, déclassées, ignorées des politiques. Les discours sur la « mondialisation heureuse », dont elles se vivent comme les exclues et les victimes, ne font que renforcer leur sentiment d’aliénation. Elles ne croient plus les hommes (et les femmes) politiques dont elles pensent qu’ils ne les écoutent pas. Les médias traditionnels sont accusés de ne pas s’intéresser à elles, de travestir la vérité et d’être complices des gouvernants.
« Lügenpresse » (« Presse à mensonges ») est le slogan des années 1930 remis à l’honneur en Allemagne par le nouveau parti populiste, Alternative für Deutschland. La violence verbale se déchaîne sur les réseaux sociaux, où les digues ont sauté au nom de la transgression du « politiquement correct ». Acte politique, geste d’un déséquilibré ou les deux, l’assassinat de la députée Jo Cox a montré que la violence verbale pouvait aussi tuer, y compris dans un pays traditionnellement connu pour le fair-play du débat politique.
Peur de l’étranger
« L’étranger » devient la figure du bouc émissaire. En Grande-Bretagne, ce sont les travailleurs communautaires d’Europe centrale, qui avaient pourtant été reçus à bras ouverts après 2004. Sur le continent, ce sont les réfugiés venus de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou d’Afrique. Aux Etats-Unis, au temps de Donald Trump, ce sont les Mexicains. De nouveaux murs, réels ou imaginés, apparaissent.
Ce rejet est certes lié à la concurrence économique, mais en partie seulement. Le Royaume-Uni est proche du plein-emploi, avec il est vrai beaucoup d’emplois précaires. Or, la campagne référendaire a montré que la peur de l’immigré était présente dans des petites villes où la population est « 100% » anglaise. Parce que « l’étranger », même lointain, surtout s’il n’appartient pas à la religion dominante, menace un mode de vie et une identité.
Le nouveau chancelier autrichien, Christian Kern, dont le pays a échappé de peu à un président d’extrême-droite, le dit : « La ligne de confrontation dans le débat n’est plus définie par les questions sociales mais par les identités culturelles. » Contrairement à ce que pensent les populistes de tous bords, ces identités culturelles ne peuvent pas être recherchées dans un retour en arrière vers une grandeur passée mythifiée. Pour Michael Gove, le ministre britannique de la Justice, tête pensante du Brexit, c’est dans l’histoire du libéralisme et du radicalisme (au sens anglo-saxon), qui« ont enlevé le pouvoir des mains des élites irresponsables et l’ont transmis au peuple ». En oubliant en passant que le pratique référendaire est étrangère à la tradition du parlementarisme britannique. Pour d’autres, c’est la nostalgie de l’empire britannique.
Ailleurs, ce sont les « racines chrétiennes ». Dans son élan identitaire, Nicolas Sarkozy, plus catholique romain que le pape, les a assimilées aux « mœurs chrétiennes » supposées être celles de la France, au risque de se voir rappeler à plus de modestie et d’ouverture par le journal La Croix.
Ces « identités culturelles » dont parle Christian Kern sont à inventer en opposition à la nostalgie mortifère des populistes. L’Europe, si elle ne nie pas les identités nationales, voire subnationales –l’Angleterre a voté massivement en faveur du Brexit pour s’affirmer face à l’Ecosse et au Pays de Galles–, pourrait ouvrir la voie à ces nouvelles identités. L’exercice périlleux auquel elle est appelée consiste à proposer une narration qui prenne en charge les laissés pour compte sans flatterie démagogique de leur désespérance.