Après le suspense du dépouillement du référendum, tout le monde a recommencé ses analyses : qui a voté, et comment, et pourquoi ? On a lancé des sondages pour tenter de cerner le phénomène, dont le caractère le plus évident est l’ampleur.
Coupé en deux
Au-delà du résultat global, la première constatation n’a été une surprise pour personne. La carte montre un Royaume-Uni coupé en deux, entre le nord et le sud, à la hauteur de la frontière entre l’Ecosse et l’Angleterre. L’Irlande du Nord comme l’Ecosse a voté très majoritairement pour rester dans l’Union européenne. Les deux tiers des Ecossais (62%) ont choisi « remain » — le taux le plus élevé dans le Royaume-Uni — et les « Brexiteers » ne s’en sortis dans aucune circonscription.
Il y a des différences selon l’importance et la situation des grandes villes : à Glascow, ce sont 67 % des électeurs qui ont choisi de rester dans l’UE, et même 74,4 % à Edimbourg. L’Ecosse voit traditionnellement dans l’Union européenne un contrepoids à Londres, un protecteur plutôt qu’un ennemi. Certains en Ecosse songent déjà à un nouveau referendum sur l’indépendance (il y a deux ans une majorité d’Ecossais avait voté contre la séparation d’avec la Grande-Bretagne).
En Irlande du nord, la majorité en faveur du « remain » a été de 55,8 %, avec cependant des différenciations régionales. Ne plus appartenir au même ensemble économique que la République d’Irlande, avec laquelle le Nord a 500 km de « frontière » serait en effet problématique, mais lorsque le Sinn Fein songe à un referendum pour la réunification des deux Irlandes dans l’Union européenne, le souvenir des guerres de religion, récentes et violentes, semble rendre l’idée utopique.
L’exception londonienne
Le Sud est d’une autre couleur. Avec certes beaucoup de nuances, mais globalement l’Angleterre et le Pays de Galles ont voté en faveur du Brexit – à la notable exception de Londres. En Angleterre, « leave » a obtenu 53,4 % et au Pays de Galles 52,5 %. Mais seulement 40% à Londres alors que les partisans du maintien dans l’Union européenne y obtenaient 60 % des suffrages.
Les grandes villes se sont prononcées plutôt en faveur du maintien dans l’UE, non seulement Londres, mais par exemple Manchester par plus de 60 % des votants, ou Liverpool avec 58,2 %. Mais à Leeds (50,2%) ou Birmingham (50,4%) les partisans du Brexit l’ont emporté, de peu.
Les considérations d’histoire et de politique régionales qui expliquent globalement la coupure entre le nord et le sud du Royaume-Uni cèdent le pas à d’autres facteurs lorsqu’il s’agit du vote de Londres et de sa région. La population de Londres est jeune, éduquée et internationale, et elle se prononce majoritairement pour le « remain ».
Dans la City, le camp du oui fait même plus des 3/4 des voix. En revanche, dans la campagne à l’est de Londres, où vit une population plus âgée, avec un faible niveau de formation, des ouvriers et une lower middle class, le « leave » l’emporte. Depuis l’élargissement de l’Union européenne vers l’Est, des immigrés sont venus des nouveaux pays-membres et y travaillent, des Polonais et des Slovaques, une force de travail bon marché qui nourrit les thèmes xénophobes chers à l’UKIP, le parti d’extrême droite anti-immigration.
Conflit de générations
Le niveau d’éducation, le statut social, la situation économique, l’âge et l’origine des électeurs ont été déterminants dans le choix des électeurs. Ils ne sont pas connus immédiatement par le bulletin de vote, bien évidemment. Des sondages ont été réalisés notamment par l’institut d’étude de l’opinion YouGov aussitôt après le referendum, et publiés par le Times. Ils montrent que dans leur échantillon représentatif de 3766 électeurs, les personnes âgées avaient choisi le Brexit et les jeunes le maintien dans l’UE :
Partisans du Brexit par tranches d’âge :
18 à 24 ans : 20 %
25 à 49 ans : 45 %
50 à 64 ans : 56 %
plus de 65 ans : 63 %
Ce même institut de sondage a montré que plus les électeurs étaient qualifiés professionnellement et de statut social élevé, plus ils étaient favorables à l’Union européenne : parmi les membres des trois groupes socio-économiques les plus élevés, 59 % se prononçaient clairement pour un maintien dans l’UE ; dans le groupe des trois couches sociales inférieures, 61 % étaient partisans du Brexit. Les premiers peuvent en effet tirer avantage de la participation de la Grande-Bretagne à l’UE dans un monde globalisé, alors que les seconds ont peu de relations avec l’UE et ne voient dans la participation à l’Union qu’une charge bureaucratique qui aliène la souveraineté de leur pays.
Des recoupements ont été tentés avec les cartes démographiques ou économiques existantes. Le site Spiegel on-line a publié en ligne des cartes interactivesconcernant non seulement les résultats du referendum par circonscription, mais aussi la participation, les taux de certaines tranches d’âge par région (moins de 25 ans et plus de 64 ans), et les taux locaux du chômage (qui est compris entre 2 et 11 % de la population). Cette dernière carte, par exemple, qui date de 2015, dément tout rapprochement automatique entre l’importance du chômage et le refus de l’UE.
S’il paraît clair que les riches et les gens éduqués souhaitaient rester dans l’UE et les pauvres en sortir, en général, on ne peut certainement pas évoquer un quelconque déterminisme socio-économique pour expliquer la carte des résultats du referendum.
Des partis divisés
La position des partis politiques a aussi joué un rôle, même s’il est difficile de l’apprécier exactement, étant donné leur division interne. Selon un sondage de YouGov, cité par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, auraient voté en faveur du Brexit : les conservateurs à 59 %, les travaillistes à 32 %, les libéraux-démocrates à 29 % et UKIP (extrême droite) à 93 %. David Cameron, dit-on, longtemps eurosceptique, a laissé son parti perplexe, et le Labour était profondément divisé, avec son leader Jeremy Corbyn, adversaire historique de l’UE qui s’est prononcé pour le « remain ».
Nigel Farage, chef de l’UKIP, a joué à fond la carte des migrations, semant une idéologie de la peur et du repli, qui n’avait besoin d’aucun support dans le réel. Pendant la campagne électorale, le camp du Brexit a abandonné aux partisans de l’UE les arguments économiques, préférant évoquer le mythe de la gloire nationale et la xénophobie.
Le journaliste et historien Timothy Gordon Ash, (The Gardian du 25 juin), rappelle que le Royaume-Uni avait rejoint l’Europe plutôt pour favoriser sa prospérité économique que pour appuyer le projet des pays fondateurs qui avaient voulu avant tout assurer la paix en Europe. La Grande-Bretagne (sauf les îles anglo-normandes) n’a connu ni la guerre sur son sol, ni la défaite, ni l’occupation, ni la dictature fasciste ou communiste. « Elle n’avait pas besoin d’exorciser l’histoire », disait Jean Monnet. Elle était pour l’Europe plutôt un « fair-weather friend » dit Timothy Gordon Ash. D’autre part, Margaret Thatcher, dans la dernière période de son pouvoir, a lancé deux générations d’eurosceptiques dans le circuit de Westminster, des hommes politiques et des journalistes, dont deux journalistes devenus hommes politiques, Michael Cove, ministre de la justice, et Boris Johnson, ancien maire de Londres.
A quoi il faut ajouter le degré de parti-pris et de distorsion des faits dont est capable une partie de la presse populaire britannique, qui n’a pas d’équivalent en Europe.
Il reste que les problèmes économiques des classes populaires sont bien réels. Leurs craintes devant la concurrence des migrants dans le service de santé, l’école, le logement, ne doivent pas être disqualifiées sous le nom de racisme, écrit Timothy Gordon Ash.
Malheureusement, Nigel Farage et ses amis exploitent ces émotions et les mettent au service du nationalisme. Ils parlent des « vrais gens », des « decent people ». « C’est le langage d’Orwell piraté pour les besoins de Poujade ! », écrit l’historien. Ils rendent les élites responsables de leurs malheurs, des élites lointaines, cosmopolites et bureaucratiques. Ils ont des émules ailleurs en Europe et au-delà, Marine Le Pen en France, Geert Wilders aux Pays-Bas, Donald Trump, aux Etats-Unis. C’est le principal défi pour l’Union européenne et au-delà pour l’ensemble des démocraties occidentales.