La mort de Mikhaïl Gorbatchev, le 30 août, à l’âge de 91 ans, six mois après que son successeur, Vladimir Poutine, a déclenché une sanglante guerre d’agression en Ukraine, rappelle la tragique évolution du pouvoir soviétique au cours des trente dernières années. De l’homme de la « glasnost » et de la « perestroïka », qui a libéré l’Europe centrale du joug russe et tenté de démocratiser son propre pays, au dictateur de Moscou, dont le long mandat présidentiel débouche sur un assaut meurtrier contre son plus proche voisin, le chemin parcouru est dramatique.
Entre les deux chefs qui se sont succédé au Kremlin, par-delà la période Eltsine (1991-1999), le contraste ne saurait être plus éclatant, au point que Mikhaïl Gorbatchev est souvent salué par ceux qui lui rendent hommage comme « l’anti-Poutine », et inversement. Leurs visions du monde sont aux antipodes, leurs méthodes de gouvernement aussi contraires que possible, leurs idées sur l’avenir de la Russie aussi différentes que possible.
« Gorbatchev c’est l’anti-Poutine à tous égards », souligne à juste titre le journaliste Bernard Lecomte, son biographe, dans Libération. Gorbatchev croyait au communisme, Poutine n’y a jamais cru. Gorbatchev a essayé de démocratiser, de libéraliser un pays totalitaire. Il n’y est pas parvenu. Mais Poutine, lui, reprend le chemin d’une Russie totalitaire. Gorbatchev a été l’homme de l’effondrement de l’URSS, qu’il n’a évidemment pas voulu. Poutine ne cesse de regretter l’URSS. Les deux hommes sont en opposition intégrale ».
Luc de Barochez, dans Le Point, inverse les termes de la comparaison. « Poutine c’est l’anti-Gorbatchev », affirme-t-il avant d’ajouter : « Le président russe veut restaurer l’empire détruit par le dernier dirigeant soviétique mais, comme lui, il peine à maîtriser l’engrenage qu’il a déclenché ». Poutine, ancien officier du KGB, ne s’est jamais remis de la chute de l’Union soviétique. Aussi n’a-t-il eu de cesse, rappelle notre confrère, de « détruire le legs du dernier président de l’Union soviétique ».
Un formidable gâchis
Au moment où disparaît celui qui a mis fin à plus de soixante-dix ans de dictature totalitaire en Europe et qui, comme l’a déclaré le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, « a changé le cours de l’histoire », les démocrates ne peuvent que saluer avec reconnaissance et admiration la mémoire d’un « homme de paix », dont les choix, selon les termes d’Emmanuel Macron, « ont ouvert un chemin de liberté aux Russes ». Un chemin que Vladimir Poutine a fermé brutalement depuis qu’il a accédé à la présidence de la Russie mais dont une partie du peuple russe continue de rêver.
Certes, Mikhaïl Gorbatchev n’est pas exempt de reproches. Souvent hésitant, il n’est pas allé jusqu’au bout de sa logique, défendant le principe du parti unique ou faisant tirer sur la foule dans les pays baltes. Mais l’extraordinaire bouleversement qu’il a provoqué dès son arrivée au pouvoir ne pouvait aller sans faux pas ni ambiguïtés, aussi regrettables soient les fautes commises dans l’improvisation de l’instant.
Trente ans après la démission forcée de Mikhaïl Gorbatchev en décembre 1991, le poutinisme est installé au pouvoir. L’impression est celle d’un énorme et douloureux retour en arrière, et aussi d’un formidable gâchis. L’héritage de celui qui fut le champion de la « glasnost » et de la « perestroïka » est rejeté par Moscou dans les poubelles de l’histoire. Comme le note le journaliste russe Dmitri Mouratov, pilier du quotidien Novaïa Gazeta et prix Nobel de la paix en 2021, « il a pu changer le monde mais il n’a pas pu changer son propre pays ».
Le changement de la Russie voulu par Mikhaïl Gorbatchev attendra des jours meilleurs. Même le changement du monde qu’il a rendu possible en mettant fin à la guerre froide pourrait être de courte durée : l’agression contre l’Ukraine donne naissance à une nouvelle guerre froide dont il est difficile de prévoir l’issue. Avec Gorbatchev, la Russie se rapprochait de l’Europe et des sociétés démocratiques. Avec Poutine, elle s’en éloigne pour s’enfermer sur elle-même comme l’ancienne URSS, et organiser une féroce répression contre tous ceux qui critiquent le pouvoir.
En 2019, fidèle à lui-même, l’ancien président n’hésitait pas à s’en prendre au chef du Kremlin, au nom de la liberté d’expression et du respect de la démocratie. Il écrivait : « Je dis aux gouvernants de la Russie : n’ayez pas peur des gens ! Cessez de bloquer et d’étouffer chaque nouvelle impulsion. Cessez de voir des ennemis dans ceux qui manifestent, qui contestent ou qui signent des pétitions ». C’est l’ultime leçon de Mikhaïl Gorbatchev.
Thomas Ferenczi