Le pouvoir commence par le verbe, c’est pourquoi Christiane Taubira s’est attachée à clarifier les mots démocratie, populisme, francophonie. Elle a proposé, au travers d’une promenade sémantique, de préciser ces concepts si souvent trahis.
La démocratie comme Etat de droit
Qu’elle soit directe ou représentative, la démocratie est le règne du droit. Ceci implique l’existence de la règle, dont l’élaboration est confiée par le peuple à ses représentants. Le respect de la règle impose des limites à tous les citoyens, et il l’impose tout autant au pouvoir d’Etat. C’est à chaque citoyen qu’il incombe de veiller à ce que l’Etat respecte le droit, qu’il n’outrepasse pas ses droits.
La « volonté générale » (telle que l’a définie Rousseau) représentée par les parlements, les institutions et le contrat social déterminent la chose publique. Cette ‘res publica’ est notre bien commun.
Veiller au respect de la démocratie est primordial. Bousculée par les populismes, la démocratie pose un défi permanent. Pour que les sujets de l’Etat restent des sujets de droit, il leur faut exercer contrôle et vigilance sans relâche. Les citoyens ne peuvent pas rester passifs. Mais comment exercer ce contrôle ?
Il faut veiller en particulier au principe de la séparation des pouvoirs, et bien plus encore à l’organisation concrète de ce principe. Montesquieu déjà avait énoncé le principe de l’équilibre entre les pouvoirs : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » (L’Esprit des lois – 1748). La déclaration des droits de l’homme en 1789 l’explicite davantage : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »
En particulier, il faut s’assurer que la place dévolue à l’exécutif face au législatif et surtout face au judiciaire soit respectée. Le pouvoir exécutif tend parfois à prendre une place considérable, au risque d’étouffer les autres pouvoirs. Evoquant l’état d’urgence décrété suite aux attentats de 2015, Christiane Taubira s’élève contre la primauté de la sécurité sur la liberté : « Le legs de liberté a été conquis par des générations, des personnes en sont mortes, réduites à l’exil, incarcérées pour réclamer ces libertés, nous leur devons un minimum. On ne peut pas renoncer à nos libertés au nom de la sécurité. »
Francophonies sans nationalismes
Christiane Taubira dit préférer écrire francophonie au pluriel, d’abord parce que le monde francophone concerne de nombreux continents. Tout comme les autres langues européennes parlées au delà du vieux continent européen, le français est produit et trace de l’époque coloniale. Il fut langue de domination, d’asphyxie, une langue qui a tué d’autres langues natives. Mais le français a aussi fécondé des langues natives, leur a offert des mots, des structures, des références. Des expressions ont été reprises, parfois détournées de leur sens initial et cela de façons différentes selon les régions et les pays. Christiane Taubira se refuse à voir aujourd’hui le français comme provenant d’un lieu historique qui rayonnerait à sens unique sur le reste des territoires où il est parlé. Il n’y a pas un centre et des périphéries, mais de multiples centres où la langue a été reprise, adoptée et enrichie. L’écrivain algérien Kateb Yacine va jusqu’à en parler comme d’un ‘butin de guerre’.
Francophonie se marie donc avec cosmopolitisme, avec ouverture, altérité, conscience du reste du monde. Il n’y a pas de lien entre ‘francophonie et nationalisme’, le titre initialement prévu et heureusement abandonné pour cette conférence. Pour Christiane Taubira, la dissémination et la diversité du monde francophone, aussi bien que l’idéal d’ouverture au monde qui sous-tend le concept de francophonie rend le lien avec le nationalisme inexistant.
Populismes : les peuples et ceux qui prétendent parler en leur nom
Le mot populisme s’accommode lui aussi bien mieux d’un pluriel. Christiane Taubira rappelle que la première occurrence de ce mot se rencontre au début du 19ème siècle, en Russie. C’est dans la contestation de la société oligarchique féodale, avec le combat contre une société de classes et d’oppression, qu’apparaît pour la première fois le mot populisme. Il porte alors le sens de ‘faire appel au peuple’. Aujourd’hui, on ne prononce plus ce mot ‘qu’en retroussant les lèvres’, dit-elle, car le mot a été dévoyé. Le mot populisme a été détourné de son sens premier, le concept dérobé par des démagogues pour instrumentaliser le peuple. Il faudrait ‘lessiver’ le mot populisme, pour reprendre l’expression créée par Bertolt Brecht pour dénoncer les ‘discours faux’ du nazisme.
Le populisme représente une de nos plus grandes défaites, la défaite de nos démocraties.
Lorsque le pouvoir n’est plus au service des peuples, au service de qui est-il ? Il est alors à la merci d’intérêts particuliers et non de l’intérêt général. Lorsque les appareils d’Etat sont captés et mis au service de profits personnels, le pouvoir trahit.
Dans des situations économiques difficiles, dans des moments de frustration, de mal-être, monte une colère, une rancœur, qui a besoin d’être évacuée. Apparaissent alors les démagogues, refusant d’en appeler à l’intelligence et recourant à l’instinct. Ces démagogues ne sont pas des populistes, pour Christiane Taubira : ils ne représentent en rien le peuple et elle se refuse à leur donner ce nom. Les démagogues tirent profit de la colère et désignent des boucs émissaires : le voisin, l’étranger, celui qui a une apparence physique différente, une appartenance différente.
Défendre nos démocraties face aux populismes
Une des grandes faiblesses de la démocratie moderne est sa faillite à faire face aux ennemis de la démocratie, aux démagogues. Christiane Taubira récuse la tendance qui veut comptabiliser les voix de ces derniers. L’important n’est pas de savoir s’ils progressent en chiffres, mais de savoir comment renforcer nos démocraties, les assainir, les purger de ces ‘passions tristes’ dont parle Spinoza.
Elle refuse aussi tout débat sur la démocratie avec les démagogues. Pour débattre, il faut un socle commun. Or leurs pratiques sont par essence anti-démocratiques, et le vrai débat au sujet de la démocratie n’est pas possible.
En démocratie, nous sommes tous égaux, affirme Christiane Taubira. Nous avons un destin commun à forger. Il nous faut voir en l’autre non pas un danger mais un miroir, un visage, constater que nous appartenons tous deux à l’espèce humaine. Il faut que notre désir soit de protéger l’autre d’autant plus qu’il est différent. Retrouver les ‘choses bonnes’ de Paul Ricoeur (‘des actions estimées bonnes, c’est-à-dire le souhait d’une vie accomplie avec et pour les autres, dans des institutions justes’).
Interrogée sur la réponse à donner aux jeunes qui se laissent entraîner vers des voies fascistes, Christiane Taubira fait preuve d’optimisme pour combattre l’amertume, la désillusion qui guette : « La jeune génération, ‘contrairement à ceux qui sont au pouvoir’, fait preuve de clairvoyance, de lucidité et de combat. Cette majorité – bien que parfois silencieuse - est consciente de la présence de l’autre, du monde dans lequel elle vit. »
Nous sommes responsables de nos démocraties conclut Christiane Taubira. Si nous laissons faire, nous devenons complices. Lorsqu’apparaissent les populismes, c’est que nous avons failli, nous leur avons permis de devenir forts. « Le temps est passé d’attendre la venue du temps » : c’est avec ces mots du poète mexicain Octavio Paz que Christiane Taubira termine sa conférence.
Genève, le 9 octobre 2019,