Dernier acte d’un long parcours

L’avis de la Cour internationale de justice de La Haye, rendu le 22 juillet, à propos de l’indépendance du Kosovo, est l’aboutissement d’un long processus qui pourrait ouvrir la voie à une normalisation entre Belgrade et Pristina, sous l’égide de l’Union européenne.

L’indépendance du Kosovo était scellée depuis que Slobodan Milosevic avait supprimé l’autonomie de la province au sein de la Fédération yougoslave, en 1989. Que la Cour internationale de justice admette, maintenant, que cette indépendance n’est pas contraire au droit international, est la dernière étape de vingt ans de soubresauts, de répression, de conflits et de guéguerre diplomatique. Cet avis, qui n’a pas force de loi, ne résout pas la question de la nature de l’Etat kosovar et de sa viabilité, des relations entre la Serbie et la région sécessionniste, le sort des Serbes vivant encore au Kosovo, ni n’anticipe les conséquences de la reconnaissance de la primauté du droit à l’autodétermination sur le principe de l’intégrité territoriale des Etats. Ce sont tous ces problèmes qui sont concentrés autour du Kosovo.

Toutefois, il serait intellectuellement et politiquement malhonnête d’invoquer le précédent du Kosovo pour justifier le démantèlement d’Etats existants ailleurs dans le monde, et en particulier en Europe, ainsi que la reconnaissance d’Etats croupions, dont la seule existence n’est souvent garantie que par la tutelle d’un « grand frère ». On pense évidemment à l’Abkhazie et surtout à l’Ossétie du sud, devenues « indépendantes » après la guerre russo-géorgienne d’août 2008, et immédiatement reconnues par la Russie, et quasiment par elle seule. Les alliés traditionnels de Moscou ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui ont refusé de reconnaître les deux républiques sécessionnistes, par crainte que des manœuvres semblables n’aboutissent au démantèlement de leur propre Etat.

L’indépendance du Kosovo est une longue histoire, commencée avec la volonté de Milosevic d’accorder à la minorité serbe de la province une hégémonie sur la majorité d’origine albanaise. Il invoquait les mânes du prince Lazar qui fut défait en 1389 sur Champs des merles – Kosovo Polje – par les armées ottomanes. La suppression de l’autonomie du Kosovo (et de la Voïvodine, la province du nord de la Serbie, accueillant une forte minorité hongroise) a été comprise, en 1989, par les autres républiques de la Yougoslavie comme le signe que Milosevic cherchait à imposer l’hégémonie serbe sur l’ensemble de la Fédération. Elle a précipité l’indépendance de la Slovénie, d’abord, puis de la Croatie, et ainsi de suite.

Au Kosovo, la répression anti-albanaise a eu les effets qu’on pouvait prévoir. La résistance s’est organisée. D’abord passive, autour de Ibrahim Rugova, qui a mis sur pied une société parallèle. Les députés d’origine albanaise, chassés du parlement, ont adopté une « déclaration constitutionnelle », en 1990, qui faisait du Kosovo une république. En septembre et octobre 1991, un référendum et des élections clandestines proclament l’indépendance et portent Rugova à la présidence.

La résistance passive n’est pas du goût de tous les Kosovars. Les plus radicaux rejettent l’autorité de Rugova et s’organisent au sein de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) qui revendique des attentats contre l’armée et la police serbes. D’abord réticents à soutenir l’UCK, considérée à l’origine comme une organisation terroriste, les Occidentaux condamnent les massacres d’Albanais par les forces de l’ordre serbes et font voter au Conseil de sécurité plusieurs résolutions mettant en garde Milosevic contre une intervention de la communauté internationale pour le cas où il ne cesserait pas la répression. Ces résolutions, notamment la 1199 et la 1203, sont adoptées sans que ni la Chine ni la Russie ne fassent usage de leur droit de veto.

Vis-à-vis de la communauté internationale, Milosevic poursuit la tactique adoptée lors de la guerre en Bosnie. Quand la pression est trop forte, il fait mine de reculer, accepte la négociation, mais relance la répression armée dès que la pression se relâche.

En février 1999, il est contraint de négocier – indirectement – avec une délégation kosovare comprenant des membres de l’UCK. Les négociations ont lieu à Rambouillet sous une double présidence franco-britannique, qui propose au Kosovo « plus que l’autonomie, moins que l’indépendance ». Aucune des deux parties n’est enthousiaste. Les Serbes refusent, l’UCK revendique l’indépendance. Rambouillet est un échec mais la secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright explique aux Kosovars qu’il sera difficile pour Washington de continuer à les soutenir s’ils refusent la proposition franco-britannique. L’UCK accepte le compromis, après avoir obtenu de Madeleine Albright l’assurance qu’un référendum sur l’indépendance serait organisé plus tard au Kosovo.

Confronté à l’entêtement de Milosevic qui finit par agacer même les Russes, l’OTAN met ses menaces à exécution. Du 24 mars au 10 juin 1999, elle mène des raids aériens contre les positions serbes au Kosovo et contre des installations et institutions officielles en Serbie. Milosevic cède et quittera le pouvoir à Belgrade quelques mois plus tard.

De 1999 à 2008, le Kosovo est administré par la Minuk, la mission de l’ONU, en vertu de la résolution 1244 qui a mis fin aux hostilités. Cette résolution affirme le caractère provisoire du statut du Kosovo mais reconnaît l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie, qui devient en 2003 la Serbie-et-Monténégro, puis la Serbie tout court après l’indépendance du Monténégro.

En 2005, le Conseil de sécurité de l’ONU, avec l’accord de la Russie, a mandaté l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari pour négocier avec Belgrade et Pristina un statut final pour le Kosovo qui concilie les différents points de vue. Il a conclu qu’une « indépendance sous surveillance internationale », notamment pour garantir le droit de la minorité serbe restée au Kosovo, était la seule solution. Celle-ci a été refusée par Belgrade et Moscou.

Pendant une grande partie de l’année 2007, les Occidentaux, conscients des inconvénients d’une déclaration unilatérale d’indépendance par les Kosovars, ont essayé de trouver des formules de compromis sous la houlette d’un diplomate allemand, Wolfgang Ischinger, ambassadeur à Londres. Le groupe de contact comprenait l’Union européenne, les Etats-Unis, la Russie, l’ONU ainsi que les Serbes et les Kosovars albanais. Forts de l’appui du représentant russe qui brillait par son indifférence, les Serbes ont refusé toute solution de compromis. Le 17 février 2008, le gouvernement de Pristina a proclamé l’indépendance du Kosovo.

Les Occidentaux ont rivalisé d’imagination juridique pour se convaincre que cette déclaration était conforme aux résolutions de l’ONU. L’avis de la Cour internationale de justice les conforte dans leur position et pourrait encourager les Etats hésitants à reconnaître le petit Etat. Aujourd’hui, 69 Etats dont 22 appartenant à l’UE, ont reconnu le Kosovo, malgré l’opposition réitérée de la Serbie, de la Russie, et de la Chine (entre autres). Cependant, les autorités de Belgrade qui aspirent, comme le gouvernement de Pristina, à entrer dans l’Union européenne, aurait intérêt à prendre acte de l’avis de la Cour de La Haye pour abandonner sa position intransigeante. Sans aller jusqu’à reconnaître l’indépendance du Kosovo, elles pourraient s’engager dans un processus de normalisation des relations, respectant les convictions de chacun et les intérêts concrets des deux populations.