A la surprise générale, la bataille pour la succession d’Ed Miliband à la tête du Parti travailliste britannique semble tourner à l’avantage du candidat le plus à gauche, le député Jeremy Corbyn, dont on n’attendait pas qu’il devance ses trois concurrents. A cinq semaines du résultat final, qui sera proclamé le 12 septembre, le chef de file des « frondeurs » travaillistes, qui défend une politique de refus de l’austérité en s’opposant à l’héritage de Tony Blair, dont se réclament plus ou moins clairement ses rivaux, arrive nettement en tête dans les sondages. Fin juillet, une enquête d’opinion lui accordait environ 42% des suffrages, soit près de vingt points d’avance sur ses principaux adversaires, Yvette Cooper (22,6%) et Andy Burnham (22%), la quatrième, Liz Kendall, fermant la marche avec 14%. Les chiffres varient légèrement selon les instituts mais tous le placent largement en première position.
Les amis de Jeremy Corbyn comparent avec enthousiasme le mouvement qui porte leur champion à celui qui a permis à Alexis Tsipras de devenir premier ministre en Grèce ou à l’élan dont bénéficie Podemos en Espagne. Ils évoquent aussi, hors d’Europe, la campagne de Bernie Sanders, sénateur du Vermont, pour les primaires démocrates. Bref Jeremy Corbyn serait en Grande-Bretagne le représentant de la "vraie gauche", celle qui s’élève dans de nombreux pays contre les dérives néolibérales de la social-démocratie et qui se réclame d’un socialisme authentique. L’économiste américain Paul Krugman, qui soutient ces politiques contestataires, est intervenu dans le débat britannique en expliquant que Jeremy Corbyn ne propose pas un tournant vers la gauche mais un retour à la tradition social-démocrate que l’élite du Parti travailliste a abandonnée pour s’engager nettement vers la droite.
La riposte des blairistes
En face, le camp des anciens blairistes s’organise pour tenter de contrer l’irrésistible ascension de Jeremy Corbyn. L’un d’eux, Alan Johnson, ancien membre des gouvernements de Tony Blair et de Gordon Brown, appelle les travaillistes à mettre fin à cette « folie ». Il s’indigne des déclarations du secrétaire général du Syndicat des travailleurs de la communication, Dave Ward, qui a apporté son soutien à Jeremy Corbyn en le qualifiant d’ « antidote » au « virus » du blairisme. Des attaques de cette nature, affirme Alan Johnson, peuvent être compréhensibles lorsqu’elles viennent du camp d’en face mais elles sont inacceptables venant des rangs du Labour. L’ancien ministre souhaite que les voix travaillistes se rassemblent désormais sur Yvette Cooper, la mieux placée, selon lui, pour vaincre Jeremy Corbyn. Il invite également les votants à reconsidérer le bilan des années Blair en rappelant que l’ancien premier ministre, aujourd’hui très impopulaire, a été l’artisan d’une politique progressiste, notamment en matière de salaire minimum et de droits des travailleurs.
Jeremy Corbyn a reçu notamment l’appui du producteur de musique Brian Eno qui publie une tribune dans The Guardian intitulée : « Jeremy Corbyn premier ministre ? Pourquoi pas ? ». Le musicien veut surtout combattre l’idée selon laquelle Jeremy Corbyn, s’il devenait le chef du Parti travailliste, serait incapable de lui faire gagner, face aux conservateurs, les prochaines élections générales. Ce serait peut-être le cas, explique Brian Eno, si ces élections avaient lieu aujourd’hui mais dans cinq ans la situation aura changé et le Parti travailliste, sous la direction de Jeremy Corbyn, attirera de nouveaux électeurs dont beaucoup manifestent déjà, à mesure que sa campagne avance, leur adhésion à ses idées et à son style. Jeremy Corbyn leur apparaît comme un homme authentique et sincère, à la différence de ses trois rivaux qu’ils perçoivent comme des politiciens professionnels éloignés des préoccupations populaires.
Quelle que soit l’issue du scrutin, le parcours de Jeremy Corbin est l’un des signes de la recomposition politique qui affecte de nombreux pays. Cette recomposition a commencé à droite, où elle s’est traduite par des poussées populistes. Elle touche désormais la gauche, où apparaît une mouvance progressiste qui rejette les idées de la social-démocratie. Encore marginale en France, malgré les efforts de Jean-Luc Mélenchon, elle prend de l’importance ailleurs. Elle pose en particulier la question d’une redéfinition des objectifs et des méthodes de la social-démocratie européenne.