La social-démocratie européenne en quête de renouveau

La lourde défaite du PS aux élections législatives traduit une grave crise de la social-démocratie. Celle-ci n’affecte pas seulement la France. Elle touche, à des degrés divers, les grands pays européens. L’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie témoignent à leur manière des difficultés du socialisme démocratique, déchirée entre les tentations de la radicalité et celles d’un néolibéralisme contraire aux valeurs de la gauche. La social-démocrate européenne est appelée à renouveler son projet pour tenter de surmonter ses divisions et de remobiliser son électorat.

Le Temps, 3 juillet 2016

Dans un essai sur le socialisme européen, publié il y a une vingtaine d’années, l’historien Alain Bergounioux estimait que les partis socialistes devaient faire face, en Europe, à une triple menace : la montée d’une forte concurrence sur leur gauche, l’affirmation d’une droite dominante, la mise en cause croissante du clivage droite-gauche (L’Utopie à l’épreuve, Fallois, 1995).
Deux décennies plus tard, le pronostic se révèle juste : la plupart des social-démocraties européennes sont aujourd’hui confrontées à l’une ou l’autre de ces menaces, parfois même à plusieurs d’entre elles, ce qui les met en position de faiblesse dans la lutte pour la conquête ou la conservation du pouvoir. Les socialistes européens traversent une crise profonde qui semble les écarter, dans la plupart des pays, de l’exercice du gouvernement.

Pour s’en tenir aux cinq grands Etats d’Europe de l’Ouest, on constate qu’en France le PS est fortement concurrencé, sur sa gauche, par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon et largement battu par le « ni droite ni gauche » de la République en marche d’Emmanuel Macron. En Espagne, le PSOE est affaibli par la montée de Podemos, sur sa gauche, et en Italie le PD doit compter avec le Mouvement 5 Etoiles, dont le populisme refuse le clivage droite-gauche. En Allemagne, le SPD de Sigmar Gabriel a su résister aux assauts de Die Linke, la formation créée sur sa gauche en 2007, mais reste dominée, depuis la défaite de Gerhard Schröder en 2005, par la droite chrétienne-démocrate d’Angela Merkel. En Grande-Bretagne, le Parti travailliste, malgré la bonne performance de Jeremy Corbyn il y a quelques semaines, est devancé par le Parti conservateur.

Face au principe de réalité

Ces partis portent des noms différents, qui vont du travaillisme au socialisme en passant par la social-démocratie, mais ils se réclament tous du socialisme démocratique et des valeurs de la gauche. Ils ont surtout en commun de s’interroger aujourd’hui sur la meilleure manière de rester fidèles à leur idéal lorsqu’il leur faut composer avec le principe de réalité.
Face à la mondialisation, qui les met au défi de s’adapter sans se trahir, ils se divisent entre radicaux et modérés. Les premiers n’acceptent aucune concession aux exigences nouvelles de l’économie capitaliste, qui, disent-ils, creusent les inégalités et sacrifient la protection sociale. Les seconds sont prêts à infléchir le modèle socialiste dont ils ont hérité pour tenir compte des contraintes du marché et des difficultés de l’Etat-providence.

Cette fracture interne, qui s’élargit parfois jusqu’à devenir une faille béante, en particulier en France, est une grave source de faiblesse. En donnant la priorité aux querelles intestines, elle empêche les partis socialistes ou d’inspiration social-démocrate de mobiliser leurs sympathisants autour d’un projet commun. Elle désoriente les électeurs qui ne sont plus capables de se reconnaître dans une ligne cohérente.
En France, le fossé qui s’est creusé, pendant le quinquennat de François Hollande, entre les « légitimistes » et les « frondeurs » est la cause directe de la débâcle des 11 et 18 juin. Il a dissuadé un grand nombre d’électeurs d’apporter leurs suffrages à un parti devenu inaudible. Faute d’unité, le PS a perdu en effet une grande partie de sa crédibilité. Il en va de même de ses homologues des autres grands pays d’Europe, même si certains s’en tirent mieux que d’autres électoralement.

Reconstruire la gauche de gouvernement

En Espagne, la bataille pour la direction du parti vient de se jouer sur la question de l’ouverture à gauche. Elle a tourné à l’avantage de Pedro Sanchez, partisan d’un rapprochement avec Podemos, au détriment de Susana Diaz, présidente de l’Andalousie, qui défendait un rapprochement avec le centre. Ce n’est qu’un nouvel épisode du conflit qui continue d’opposer les deux lignes.
En Grande-Bretagne, Jeremy Corbyn a marqué un point, à l’occasion des élections législatives, dans le combat qu’il mène contre l’aile modérée du Labour mais rien n’est réglé sur le fond. En Italie, l’antagonisme entre l’aile droite du Parti démocrate, incarnée par Mattéo Renzi, et son aile gauche, représentée par Pierluigi Bersani ou Massimo d’Alema, n’est pas près de prendre fin. En Allemagne, Martin Schulz, candidat du SPD à la succession d’Angela Merkel, a remis en cause la politique, jugée droitière, de Gerhard Schröder. Certains dirigeants sociaux-démocrates vont jusqu’à poser la question d’une alliance avec Die Linke.

« La gauche de gouvernement, inscrite dans le réel et qui ne renonce pas à ses idéaux, est à reconstruire », a déclaré, après la lourde défaite du PS, l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Cette observation s’applique aussi aux partis sociaux-démocrates d’Allemagne, de Grande-Bretagne, d’Espagne et d’Italie. Les futurs reconstructeurs du socialisme démocratique devront s’inspirer notamment des expériences de leurs concurrents, tels que La France insoumise ou La République en marche en France, Podemos en Espagne ou le Mouvement 5 Etoiles en Italie, qui ont contribué à la transformation du paysage politique. Mais il leur appartiendra d’élaborer leur propre synthèse pour que survive une gauche également éloignée des tentations de la radicalité et des compromissions du néolibéralisme.