Joe Biden s’éloigne de ses alliés européens

La lune de miel des Européens avec Joe Biden, c’est fini, même si ses amis des îles britanniques peuvent être contents de leur grand frère d’outre-Atlantique. Aussi justifiée qu’ait été l’euphorie qui a suivi la défaite de Donald Trump aux élections de 2020, il ne faut pas perdre de vue que Joe Biden est, comme son prédecesseur, le président américain. Il est le président d’une grande puissance mondiale qui dispose, à elle seule, d’une liberté d’action que d’autres pays n’ont pas, les „grands“ de l‘Union européenne inclus. Joe Biden vient de le démontrer – à Kaboul et dans le Pacifique.

Faut-il être surpris ? Déçu ? Certainement pas. Mais les deux décisions prises à Washington récemment, celle de terminer, après 20 ans, l’engagement militaire en Afghanistan en retirant les dernières troupes à une date déterminée, et celle de créer une nouvelle alliance tripartite, baptisée AUKUS (Australie, Royaume Uni, Etats-Unis), dans l’Océan pacifique et de fournir, dans ce cadre, des sous-marins à propulsion nucléaire à l’Australie, qui a préféré annuler un contrat important avec la France, ne soulèvent pas seulement des questions sur la fiabilité de l’allié américain. Mettant les alliés devant des faits accomplis, elles appellent quelques réflexions d’ordre général qui risquent d’être pénibles pour les Européens. Pour la France en particulier et, par conséquent, pour l’Allemagne aussi.

La fin chaotique de l’intervention militaire des Etats-Unis et de l’Otan en Afghanistan ferme le chapitre d’une aliénation lente mais durable des alliés et elle en ouvre un autre qui a le potentiel d’être mortelle pour l’alliance telle qu’on la connaît. Au lieu de resserrer les rangs des alliés autour des Etats-Unis après le 11 septembre 2001 dans le sens d’un „soutien inconditionnel“, comme l’avait proclamé le chancelier allemand de l’époque, Gerhard Schröder, l’intervention n’a jamais été une opération solidaire bâtie sur une stratégie commune. Elle a toujours été une intervention américaine avec le soutien d’alliés dans certaines opérations poursuivies en même temps.

L’Otan, malgré la décision du 12 septembre 2001 d’appliquer l’article 5 du traité de Washington – une décision que les USA n’avaient jamais demandée —, n’est entrée en jeu que deux ans plus tard, en 2003, pour assurer le commandement commun de la force internationale d‘assistance et de sécurité (FIAS/ISAF). Le combat contre les terroristes d‘Al Qaida est resté une affaire américaine. Les forces européennes n’ont jamais été capables de mener de grandes opérations militaires d’une façon autonome. Elles n’en avaient pas non plus l’ambition. Et les Américains ont changé plusieurs fois de stratégie. Aux alliés de suivre.

La négociation avec les talibans

La décision unilatérale du président Trump d’engager, sans la participation du gouvernement afghan, pourtant issu d’une élection, et des alliés de l’Otan, une négociation avec le mouvement des talibans, autrefois appelés terroristes, qui n’avaient jamais et qui n’ont toujours aucune légitimité démocratique, n’était que la démonstration extrême du pouvoir d’une grande puissance qui peut se permettre de poursuivre une stratégie, quelle qu’elle soit, sans rien demander à personne, pour satisfaire à ses besoins politiques nationaux. L’élection de Joe Biden n’y a rien changé. Il a reporté la date du retrait, décidée par Donald Trump et les talibans, de quelques mois, sans consultation de ses alliés, car ce président savait, comme son prédécesseur, que les Américains en avaient assez de cette guerre sans fin et coûteuse.

Si la fin de l’intervention militaire américaine en Afghanistan était donc prévisible, les alliés européens des Etats-Unis n’ont pas été capables de se mettre d’accord sur une position commune par rapport à cette décision — ni pour exprimer leur accord et se préparer, avec les Américains, à un retrait coordonné, ni pour s’opposer et essayer de modifier la position de Washington. Est-ce que cela aurait été possible ? Probablement pas. Ainsi se pose aux Européens une question difficile : faut-il qu’ils deviennent capables de s’opposer à leur allié américain au cas où leurs intérêts divergent ? Ce serait „l’autonomie stratégique“. Ne faut-il pas, avant toute autre intervention militaire future de l‘Otan („in together, out together“), définir mieux l’intérêt commun, qui a fini par faire défaut en Afghanistan ?

On ne voit pas non plus d‘intérêt commun de l’Alliance par rapport aux défis stratégiques posés à quelques-uns des alliés dans la région de l’océan pacifique. Depuis le „pivot to Asia“ proclamé par le président Obama, les Européens savent qu’à Washington les priorités ont changé. Et après Donald Trump, le président Biden a rendu suffisamment claire sa position selon laquelle, pour les Etats-Unis, le plus grand défi vient de Chine et que l’Otan ferait bien de s’en occuper. Encore une fois, les alliés n’ont pas su adopter une position commune par rapport à ce défi. Or, même si le Pacifique ne fait pas partie des régions du monde couvertes par le traité de l’Otan, depuis le sommet de juin 2021, les alliés sont invités à prendre position.

Contrer l’influence chinoise

Dans ce contexte il est d’autant plus déplorable que, là aussi, la puissance alliée qui a l’ambition et qui a seule la capacité d’être le „leader“ de l’Alliance atlantique se croit autorisée à ignorer les intérêts d’un de ses alliés –-son allié le plus ancien —, la France, en créant un nouveau pacte, AUKUS, pour contrer l’expansion de l’influence chinoise dans cette région du Pacifique. Les experts américains savent très bien, et les Australiens aussi, que la France est une puissance présente dans le Pacifique et qu’elle cherche, aussi bien que les Américains, les Australiens et les Britanniques, à maintenir, dans cette partie du monde, un espace démocratique de stabilité et de paix. Pourquoi pas, alors, l’inclure dans un tel pacte ? Ou inclure la Nouvelle Zélande, qui est, comme l’Australie, un „pays partenaire“ de l’Otan ?

Il y a, sans doute, des arguments pour la création d’un tel pacte et pour un changement des besoins de la marine australienne. Mais il y a aussi l’ambition des nations rassemblées dans AUKUS de se lancer, ensemble, dans la course technologique, en particulier autour de l‘intelligence artificielle, avec la Chine. Serait-ce une approche volontairement anglo-centrée ?

En tout cas, „la force de la diplomatie américaine, nos alliances“ (Biden) est mise en question par une diplomatie américaine pour qui la compétition avec la Chine prime tout et qui ne fait pas vraiment confiance à ses alliés européens en la matière. On verra dans quelle mesure les travaux en vue du futur „concept stratégique“ de l’Otan, décidés au dernier sommet de l’Alliance en juin, seront affectés par la colère de Paris, telle que l’a exprimée le ministre Jean-Yves Le Drian. Et que fera-t-on si ce concept ne voit pas le jour ?

En même temps, les travaux en parallèle pour la „boussole stratégique“ de l’UE, qui vient de présenter sa propre stratégie pour la région indo-pacifique, seront affectés aussi, si les appels pour plus de „souveraineté européenne“ sont à prendre au sérieux. Ici, la France va sans doute redoubler d‘efforts pour convaincre ses amis européens, avant tout l’Allemagne, de s’engager davantage. Or, celle-ci ne disposera pas d’un gouvernement complètement responsable avant la fin de l’année. Et Berlin sera, à nouveau, coincé entre les appels de ses amis de Paris et le poids de son allié de Washington.