Zoia Svetova a écrit Les innocents seront coupables. Comment la justice est manipulée en Russie sur la base de son expérience des procès. Elle a suivi quelques « grands cas » et connait bien le Nord Caucase. On ne peut manquer d’être frappé, en l’écoutant, par une vieille musique, un air bien connu. On reconnait d’abord les motifs d’inculpation : un scientifique accusé d’espionnage (et depuis échangé contre de vrais espions russes aux Etats-Unis), une Tchétchène bien tranquille condamnée pour terrorisme parce qu’elle est tchétchène, Alexis Navalny, le blogueur héros des manifestations de Moscou, accusé d’escroquerie, et toutes ces affaires « économiques » abritées derrière le fameux article 159 du code pénal visant l’escroquerie, « article de caoutchouc » qu’on peut tourner dans tous les sens et qui peut concerner tout un chacun dès qu’il veut faire des affaires ou simplement mener une entreprise. Tout récemment les représentants des ONG ont été sommés de se faire enregistrer comme « étrangers » — mot infâmant ! – si leur organisation perçoit une aide venue d’au-delà des frontières.
Et puis voici l’histoire tragi-comique des chanteuses punk Pussy Riots. Il semble là qu’on sorte des schémas classiques, il n’y a ni espion, ni terroriste, ni oligarque trop puissant, juste des filles d’une nouvelle génération, des artistes qui font une petite provocation pour se faire entendre : les chansonniers n’ont plus de cabaret où chanter, elles vont à l’église du Christ Sauveur, haut-lieu des cultes officiels. Pas pendant une cérémonie liturgique, à un moment où l’église est presque vide. Elles osent demander à la sainte Vierge de chasser Poutine ! Bon, les gardiens n’ont pas pris cela trop au sérieux, ils se sont contentés de les chasser, et n’ont pas même appelé la police.
Mais la télévision a transmis une vidéo et tout le monde a entendu le blasphème. Et le pouvoir leur a fait un procès strictement politique, le premier depuis la fin de l’URSS peut-être. La pièce à conviction montrée par le juge est un objet d’art, puisque la chanson a été nominée pour le prix Kandinsky ! Il s’agit peut-être du rôle de l’artiste dans la société ? Il s’agit essentiellement de la liberté d’expression. Mais il s’agit aussi de la place de l’Eglise orthodoxe dans la société russe, et surtout de ses liens avec le pouvoir ; si prier Marie de chasser Poutine peut valoir la prison, c’est en vertu de la sainte alliance — qu’en Russie on appelle « symphonie » de l’Eglise orthodoxe avec le régime poutinien.
« Ils ont prétendu qu’avec elles les libéraux voulaient détruire l’Eglise, s’indigne Zoia Svetova, qui est croyante. Mais l’Eglise est dans les siècles des siècles, elle est indestructible. Et on entend bien que derrière les « libéraux » il y a les juifs. Il y a dans ces arguments un relent antisémite ! »
Ce n’est cependant pas pour blasphème que les Pussy Riots ont été condamnées. S’il n’y a pas (encore) dans le code pénal d’article contre le blasphème – on l’annonce – l’article 282 condamne la haine antireligieuse ou l’incitation à la haine contre une couche sociale. Ce n’est pas cet article qui a été retenu contre les Pussy Riots : les sanctions qui l’accompagnent étaient trop légères. On a préféré retenir le hooliganisme, les peines peuvent être plus lourdes (jusqu’à 7 ans). Les filles n’ont rien abîmé, rien cassé, n’ont pas troublé l’ordre d’un public absent, mais qu’importe ! On pourra dire qu’elles n’ont pris que deux ans au lieu des 7 dont elles étaient passibles, et que ce n’est même pas grâce au juge mais grâce à la bonté de Poutine…
Ultime subterfuge, on a libéré une des trois chanteuses parce que, sous la pression, elle a accepté de changer d’avocat : tenter de faire paraître inefficace un avocat un peu trop engagé (c’est celui d’un des leaders de l’opposition, Sergei Oudaltsov, qui a été arrêté mercredi 17 pour la nième fois), il n’y pas de petit bénéfice pour les juges de Poutine, surtout si l’on peut diviser les accusés (il semble qu’en l’occurrence l’opération n’ait pas réussi) et mettre en avant l’« indépendance » de la justice.
Indépendance ? Les juges font ce que les autorités leur disent de faire, avoue une juge « licenciée » pour ne pas l’avoir bien fait. « On travaille selon les règles », répondent les autres. Ils dépendent du tribunal de Moscou, et le président exécute les ordres reçus. C’est ce qu’en Russie on appelle « la verticale du pouvoir ». De plus les juges sont bien payés, 100 000 roubles, environ 3000 €, et leur poste est prestigieux. Il y a donc très peu d’acquittement, moins de 1%, plus souvent ce sont des « acquittements à la russe », c’est-à-dire une peine avec sursis. C’est à ça que servent les avocats, tenter d’obtenir un sursis. Certains appellent les avocats des pélicans qui dans leur bec vont porter l’argent aux juges. « Elle a su convaincre le juge » a-t-on dit de la nouvelle avocate de Catherine, la chanteuse libérée. « Convaincre un juge ? C’est ridicule, affirme Zoia Svetova, la journaliste de The New Times, le verdict est écrit d’avance ». Le lendemain de cette libération, les juges ont donné une étonnante conférence de presse à Interfax, la grande agence de presse, pour bien expliquer que s’ils l’avaient fait sortir de prison, c’est parce qu’ils avaient regardé de près son affaire. (Elle n’avait pas eu le temps de monter dans le chœur donc ne pouvait être accusée de hooliganisme). "Personne n’a jamais exercé une pression qulconque sur nous, a fortiori dans cette affaire", a déclaré la juge Larissa Poliakova.
Certains disent qu’au civil la justice est un peu moins arbitraire, un peu moins dépendante du pouvoir qu’au pénal – mais peut-être davantage des pots de vins. Beaucoup de justiciables mettent leurs espoirs dans la Cour européenne des droits de l’homme. Il est vrai que des décisions de la Cour de Strasbourg ont valu aux victimes de recevoir un dédommagement en argent (que le budget russe provisionne d’ailleurs) mais jamais aucune obligation de faire une enquête n’a été appliquée. Et pour avoir gain de cause à Strasbourg, il faut patienter des années.