Jana Nemtsova ne se présente pas comme une femme politique même si elle a accompagné attentivement la carrière de son père et même si elle a été candidate à des élections à Moscou en 2005. « J’ai été battue, j’ai compris que contre le parti de Poutine, Russie unie, il n’y a pas de candidature possible. Les élections sont une illusion », dit-elle mais le suffrage universel est une conquête qu’il ne faut pas abandonner. C’était aussi le message de Boris Nemtsov.
A certains moments, elle semble pessimiste. Elle craint que le régime de Poutine ne dure longtemps. La Russie est très tolérante en matière de corruption, dit-elle, bien que la patience des Russes s’épuise avec la dégradation de la situation économique. « Pensez-vous la patience des Russes sans limite ? » lui demande Marie Mendras. – « C’est la patience ou la prison, choisissez. »
Le film préparé par Alexeï Navalny dénonçant l’enrichissement du Premier ministre Dmitri Medvedev a été vu par 11 millions de personnes. C’est ce qui inspire à Jana Nemtsova un optimisme modéré. La crise économique peut devenir un catalyseur. Des écoliers ont annoncé un meeting contre la corruption. « Nous ne sommes pas encore arrivés au cimetière, même si nous sommes sur le chemin, dit-on en Russie, ça va être de pire en pire, mais à la fin il y aura un miracle parce que c’est la Russie ! »
En attendant l’Etat de droit
Je suis partie, dit Jana Nemtsova, parce que trop de gens ont été assassinés, parce que la situation paraissait sans issue. « Je rentrerai quand la Russie sera un Etat de droit », écrit-elle dans son livre. Elle admire la persévérance d’Alexeï Navalny dans son combat contre la corruption. Il faut faire connaître les opposants, dit-elle, la notoriété protège, s’il n’est pas en prison, c’est parce qu’il est si populaire (c’était avant la condamnation à quinze jours de prison, à l’issue de la manifestation du dimanche 26 mars). Son frère, lui, a été emprisonné à la suite d’une sombre histoire impliquant la société française Yves Rocher. Mais Alexeï Navalny est sous le coup d’une condamnation de cinq ans de prison avec sursis, qui pourrait l’empêcher d’être candidat contre Vladimir Poutine à l’élection présidentielle de 2018.
Jana Nemtsova appuie son dynamisme sur l’exemple de son père, assassiné il y a deux ans sur un pont proche du Kremlin. Trente-six heures avant la manifestation qu’il avait appelée contre la guerre en Ukraine et pour les réformes économiques. La manifestation avait été interdite au centre de Moscou, et repoussée en banlieue. Après l’assassinat elle s’est transformée en une grande marche en hommage à l’opposant que le pouvoir n’a pu retenir loin du cœur de la ville. C’est devenu la plus grande manifestation en Russie depuis 2012, quand après les élections législatives et le scrutin présidentiel la population vilipendait les fraudes.
Quand il est mort, Nemtsov était aussi en train de préparer un rapport sur la guerre dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Le rapport n’avait pas encore été rendu public, mais l’enquête gênait beaucoup le pouvoir. Ce n’était pas la première enquête de l’ancien vice-premier ministre. Il s’était par exemple présenté à la mairie de Sotchi, sa ville natale, en 2009, pour dénoncer la corruption à une époque où commençait la trouble préparation des Jeux olympiques.
La voie démocratique
Physicien brillant, Boris Nemtsov avait commencé, à 32 ans, sa carrière politique comme gouverneur de la région de Nijni-Novgorod (devenue Gorki sous le communisme) , dans une période de crise économique et sociale (de 1991 à 1997). Il avait réussi à rendre la région prospère et était apprécié de Boris Eltsine, malgré ses positions critiques. Il était opposé à la guerre que Eltsine avait lancée en Tchétchénie après une vague d’attentats attribués à des « terroristes tchétchènes » mais tout laisse à penser que certains d’en eux au moins étaient le fait du FSB, successeur du KGB. Il était contre la violence et avait fait signer une pétition contre cette guerre à plus d’un million de personnes. Il avait osé s’opposer au pouvoir central, ce qui était tout à fait inédit en Russie de la part d’un gouverneur. Eltsine en avait été très fâché et ne lui parlait plus. Enfin, pendant quelques temps. Jusqu’à ce qu’il demande au gouverneur critique de l’accompagner en Tchétchénie pour y négocier la paix.
Eltsine voyait même en Nemtsov, devenu vice- premier ministre dans son gouvernement, son successeur à la tête de la Fédération de Russie. Sur une photographie où ils figuraient tous les deux Boris Elstsine avait écrit « A mon dauphin », se souvient Jana Nemtsova.
La seconde guerre de Tchétchénie (1999) avait été décidée pour asseoir le pouvoir de Vladimir Poutine et assurer le succès de sa campagne pour l’élection présidentielle. Boris Nemtsov s’y était opposé. Il expliquait que face à la crise économique que traversait son pays, la fuite agressive dans les guerres n’était pas une solution, qu’il fallait faire des réformes, lutter contre la corruption, prendre des mesures pour que cesse l’émigration de l’élite éduquée qui ne trouvait pas sa place dans la médiocrité grandissante du pays. Il appelait à des manifestations pour la paix et le développement économique.
Que chacun fasse quelque chose !
L’annexion de la Crimée avait profondément choqué Nemtsov. Il n’avait pas de doutes sur l’intervention des militaires russes, dit sa fille. Une grande partie de la population russe n’y a pas vu une « aventure extérieure » mais bien plutôt la remise en ordre d’une région capricieuse. L’intervention dans l’est de l’Ukraine en revanche n’a pas mobilisé les esprits de la même manière, on n’en voyait pas le sens. En fait Vladimir Poutine avait peur d’une évolution démocratique en Ukraine. Les « révolutions de couleur » l’inquiètent.
Boris Nemtsov avait été fier de son élection à Yaroslav un an après les grandes manifestations de 2011-2012, alors que la répression s’abattait sur l’opposition. Certains de ses amis étaient découragés, dit Marie Mendras, pas lui : il avait compris que les institutions de l’Etat étaient très endommagées, mais que le suffrage universel demeurait et qu’il fallait se battre pour son maintien. La tenue d’élections démocratiques était pour lui une obsession. Lorsqu’en 1996 les difficultés économiques donnaient à Gennadi Ziouganov, le leader du parti communiste, rival de Boris Eltsine, certaines chances de l’emporter, Nemtsov disait que ce n’était pas grave, pourvu que les élections fussent démocratiques et que les institutions soient confortées.
Qu’est-ce qui va réveiller la Russie ? « Mon père répondait des choses simples, dit Jana Nemtsova. Que faire ? Que chacun fasse quelque chose, écrivez des rapports, allez aux meetings, parlez autour de vous, et si même cela vous ne pouvez pas le faire, parlez à votre femme ! »
« Russie, réveille-toi ! », en allemand « Russland wachrütteln ! » qu’on peut traduire aussi par « Russie, secoue-toi ! » Un jour son père, presque surpris d’avoir gagné aux élections locales de Yaroslav, était monté sur un clocher et avait crié : « je veux être celui qui réveillera la Russie ! »
NB : le "Rapport Nemtsov" a été publié, avec une préface de Marie Mendras et une postface de Michel Eltchaninoff, par les éditions Solin/Actes Sud (168 p., 17 €)