Cette semaine, Der Spiegel est paru avec deux couvertures. L’une noire sur fond d’incendie d’un foyer pour réfugiés symbolise « l’Allemagne sombre ». L’autre, avec des enfants en fête lançant des ballons multicolores, « l’Allemagne lumineuse ». Le magazine de Hambourg a pris au mot le président de la République, Joachim Gauck, qui a condamné les attentats perpétrés contre des foyers de migrants comme une manifestation du côté sombre de l’Allemagne – au cours des six premiers mois de l’année on a compté près de deux cents incidents.
Il lui a opposé « l’Allemagne lumineuse » (Helles Deutschland) qui met en pratique ses valeurs humanistes pour venir en aide à tous ces étrangers, persécutés dans leur pays ou victimes de la guerre et des dictatures, qui affluent vers elle. C’est aussi un avertissement à ses concitoyens : il ne faut pas oublier que les deux côtés vont parfois de pair. Joachim Gauck faisait ainsi une allusion à une déclaration de l’écrivain Thomas Mann à la fin de la Deuxième guerre mondiale. « Il n’y a pas une bonne et une mauvaise Allemagne, avait-il dit à un public américain. La mauvaise Allemagne, c’est la bonne qui s’est fourvoyée. »
Prudence et conviction
Les observateurs font remarquer qu’Angela Merkel a, selon son habitude, attendu de voir la tournure des événements et l’évolution de l’opinion avant de prendre position. Mais une fois qu’elle eut décidé de prendre la parole, elle l’a fait avec force et conviction, affirmant les valeurs sur lesquelles est fondée l’Europe. « Les droits civils universels étaient jusqu’à maintenant étroitement associés à l’Europe et à son histoire, a-t-elle déclaré. Si elle échoue sur la question des réfugiés, ce lien étroit se briserait et ce ne serait plus l’Europe telle que nous nous la représentons. » Et elle a annoncé à l’intention des groupuscules d’extrême-droite mais aussi des petits partis qui seraient tentés d’exploiter les drames humains à des fins politiciennes, « aucune tolérance à l’égard de ceux qui remettent en cause la dignité d’autres hommes ».
Elle peut s’appuyer sur un sentiment largement partagé par l’opinion allemande. 60% des personnes interrogées dans un sondage estiment que l’Allemagne peut accueillir ces réfugiés. Les bénévoles affluent pour aider les migrants à trouver une place d’accueil, un travail ou une école pour leurs enfants. Toutes les collectivités publiques, de l’Etat fédéral aux communes en passant par les Länder sont mobilisées. Des quotas en fonction de la population et de la richesse des régions ont été définis. Des fonds ont été dégagés, l’excédent budgétaire fédéral de 21 milliards d’euros enregistré au cours du premier semestre de cette année rendant la tâche plus facile. Le gouvernement a décidé que les réfugiés syriens ne seraient pas renvoyés dans le premier pays européen par lequel ils ont transité – comme le prévoit la convention dite de Dublin —, mais qu’ils pourraient demander l’asile en Allemagne. Pour les Syriens, victimes de la guerre civile,87% des demandes reçoivent une réponse positive.
Des intérêts bien compris
Cette « alliance des gens biens » est-elle durable ?, s’interroge Der Spiegel. Bien sûr, les bons sentiments ne sont pas seuls en cause. A côté des valeurs humanistes que les « nouveaux » Allemands se plaisent à mettre en avant, des considérations plus intéressées expliquent cette attitude a priori favorable à l’immigration. Pays vieillissant à la démographie atone, l’Allemagne a un besoin pressant de main d’œuvre qualifiée. Or les réfugiés qui arrivent actuellement, notamment en provenance du Moyen-Orient en guerre, ont souvent une éducation supérieure, en tous cas secondaire. Ils sont aptes à travailler ou à suivre une formation. Les milieux économiques leur déroulent « le tapis rouge », comme le titrait le journal conservateur Frankfurter Sonntagszeitung, le dimanche 30 août.
Une liste des « pays sûrs »
Il n’en reste pas moins que l’opinion peut basculer d’un jour à l’autre si les Allemands ont le sentiment que non seulement leur pays est en première ligne mais que les autres Etats de l’Union européenne ne font pas les efforts nécessaires pour se répartir les nouveaux arrivants. D’où la volonté de réguler l’immigration, en revoyant notamment la liste des « pays sûrs », ceux dont les ressortissants ne devraient pas être habilités à demander le droit d’asile. Il s’agit par exemple des Etats des Balkans, comme le Kosovo ou la Macédoine, qui envoient actuellement 44% des demandeurs d’asile, alors que dans le même temps ils sont candidats à l’entrée dans l’UE.
Après la guerre en Ukraine, puis la crise grecque, Angela Merkel se retrouve, bon gré mal gré, au lieu géométrique de la politique européenne, avec la question des réfugiés. Elle a averti que ce problème était plus important et occuperait les Européens plus longtemps que la Grèce. C’est elle, en tant que chef du gouvernement du pays le plus puissant économiquement et le plus influent politiquement, qui est une fois de plus sollicitée pour prendre des initiatives et entraîner derrière elle les autres membres de l’Union.
C’est un rôle qu’elle assume sans plaisir même si elle ne néglige pas les intérêts proprement allemands. Elle est prête à le partager, au moins symboliquement, avec la France, à condition que celle-ci en ait la volonté et les moyens.
Petit hégémon ?
Les expressions « semi-hégémon » ou « hégémon malgré elle » reviennent dans la discussion à propos de la politique étrangère allemande. L’historien et politologue Herfried Münkler plaide pour que l’Allemagne assume sans complexe les responsabilités conformes à sa nouvelle puissance. Un ancien diplomate, président de la Conférence sur la sécurité de Munich, Wolfgang Ischinger rappelle au contraire la traditionnelle « question allemande » : un pays trop puissant pour se couler dans un ordre préétabli mais trop faible pour imposer son ordre. Ou exprimée en termes plus actuels par Henry Kissinger : un pays trop grand pour l’Europe mais trop petit pour le monde. Wolfgang Ischinger ne voit qu’une seule issue à cette contradiction : « Ce n’est qu’avec l’Europe, écrit-il, que nous [les Allemands] sommes assez grands pour le monde et qu’en même temps nous ne sommes plus trop grands pour l’Europe. »