Pour Poutine, la Syrie c’est l’anti-Libye

L’intervention russe en Syrie, officiellement destinée à lutter contre le terrorisme, a soulevé de nombreuses questions sur les véritables objectifs de Vladimir Poutine dans la région. S’agit-il seulement de sauver le régime de Bachar al-Assad ? de garantir la présence et l’influence russes en Syrie et au Moyen-Orient ? de compenser par un succès sur ce front le relatif échec de sa politique en Ukraine ? de détourner l’attention de la population russe des difficultés économiques consécutives à la baisse des prix du pétrole et à une politique extérieure agressive ? Il y a sans doute un peu de tout cela dans la décision d’intervenir directement dans le conflit. Mais il y a aussi la volonté du président russe de manifester son opposition à toute entreprise qui reviendrait à destituer un pouvoir établi, quel qu’il soit, par des puissances étrangères ou par une mobilisation populaire, qu’il considère de toutes façons manipulée par l’extérieur, c’est-à-dire par les Etats-Unis. Sauver Bachar al-Assad, c’est apporter la démonstration que la Russie ne permettra pas d’autres Libye.

Poutine et Khaddafi en 2008
Kremlin.ru, via Wikimedia Commons

Révolutions de couleur dans les anciennes républiques de l’Union soviétique, « printemps arabes », sans remonter à la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’URSS… Toutes les mobilisations populaires qui ont abouti à des changements de régime depuis la fin de la guerre froide relèvent pour Vladimir Poutine de la même volonté des Occidentaux et en particulier des Etats-Unis de subvertir l’ordre établi. Sans doute, il a concédé dans son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies à l’occasion du 70ème anniversaire de l’organisation que, s’agissant du Moyen-Orient, « cela fait évidemment longtemps que les problèmes socio-politiques couvaient dans cette région et que les populations aspiraient à des changements. » Mais, a-t-il ajouté, « l’intervention extérieure agressive a entraîné, au lieu de réformes, la destruction pure et simple des institutions étatiques et du mode de vie lui-même. En lieu et place du triomphe de la démocratie et du progrès règnent la violence, la misère et les catastrophes sociales, tandis que les droits de l’homme, y compris le droit à la vie, ne sont appliqués nulle part. »

Saddam pendu, l’Irak va-t-il mieux ?

Au cas où il n’aurait pas été bien compris, son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a mis les points sur les i : « On nous a déjà dit qu’il suffisait de se débarrasser d’un individu pour que tout aille mieux, a-t-il dit au cours d’une conférence de presse à New York. Saddam Hussein a été pendu, est-ce que l’Irak s’en porte mieux ? Kadhafi a été assassiné, la Libye est-elle en meilleure condition ? Et aujourd’d’hui, nous diabolisons Assad. Ne pourrions-nous pas tirer des leçons du passé ? »
Vladimir Poutine a appliqué le même raisonnement à propos de l’Ukraine : « Ils [les Occidentaux qui ne sont pas expressément nommés] ont utilisé le mécontentement d’une grande partie de la population envers les autorités en place et ont provoqué de l’extérieur une révolution armée, qui s’est transformée en guerre civile. » C’est toujours la même interprétation de la fuite de l’ancien président Ianoukovitch : il a été victime d’un coup d’Etat fomenté de l’étranger.

Manœuvres subversives

En Syrie, le pouvoir russe veut mettre un coup d’arrêt à ce qu’il considère comme le résultat de manœuvres subversives occidentales. Son intervention vaut pour ce pays et son président Bachar al-Assad, mais elle doit être comprise comme une leçon de portée plus générale. La Russie ne tolérera plus ce genre d’action. Au moins dans les espaces où elle exerce encore une influence.
En Libye, Vladimir Poutine a le sentiment que la Russie s’est fait avoir. Elle s’est abstenue sur la résolution 1973 qui autorisait l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye dans le but de sauver Benghazi de l’extermination programmée par Kadhafi. Les Occidentaux, les Américains mais surtout les Britanniques et les Français, en ont donné une interprétation extensive pour renverser le régime en place et laisser assassiner le « Guide ». La présidence russe était alors assurée par Dmitri Medvedev, Poutine s’étant mis en retrait comme premier ministre pour respecter les règles de la Constitution qui interdit plus de deux mandats consécutifs. Poutine n’avait pas caché alors qu’il n’était pas d’accord avec sa créature. Et il s’est juré qu’on ne l’y prendrait plus.

L’opposition muselée

Les considérations de politique intérieure russe ne sont pas absentes. Le chef du Kremlin considère que les mouvements d’opposition dans son propre pays ne sont que des marionnettes manipulées par des services étrangers. Ceux-ci se cachent derrière différentes appellations, fondations, organisations non-gouvernementales, etc., qu’il s’agit de contrôler étroitement. D’où la législation répressive contre les associations qui reçoivent un soutien financier de l’extérieur.
De même les manifestations de rue doivent-elles être strictement encadrées afin d’éviter qu’elles ne se muent en mouvements de protestation contre le pouvoir. Des élections bien encadrées selon le principe stalinien à peine adouci – ce qui est important ce n’est pas qui vote, mais qui compte les voix – sont considérées comme un exutoire suffisant au mécontentement.
Agent du KGB en poste à Dresde au moment de la chute du mur de Berlin, Vladimir Poutine aurait été impressionné, voire traumatisé, à la vue de la foule est-allemande faisant le siège du bâtiment qui abritait ses bureaux. Il en aurait retiré un sentiment de crainte et de mépris envers la "populace" en colère contestant l’ordre établi.
Ainsi la Russie poutinienne apparaît comme une puissance attachée au statu quo intérieur et révisionniste quant au statu quo extérieur, puisqu’il s’agit pour elle de retrouver la place occupée naguère par l’Union soviétique.