L’Europe face à l’exception britannique

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Le jour même où était annoncée, lundi 8 avril, la mort de Margaret Thatcher, son lointain successeur, l’actuel premier ministre britannique David Cameron, exposait dans plusieurs journaux européens sa conception de l’Europe. Comme la « Dame de fer » l’avait fait trente ans plus tôt, l’occupant du 10 Downing Street exprimait toute sa défiance à l’égard de la bureaucratie européenne et des « ingérences » de l’Union européenne dans les affaires du Royaume-Uni.

A la veille d’une éventuelle renégociation du traité européen, qui devrait, selon lui, se conclure par une consultation populaire sur le maintien, ou non, du Royaume-Uni dans l’UE, le chef du gouvernement britannique posait une fois de plus la question du partage des compétences entre l’Europe et les Etats membres, en affirmant que certains des pouvoirs aujourd’hui exercés par Bruxelles pourraient être « rapatriés » et confiés aux gouvernements nationaux.

Par ses propos, David Cameron s’inscrit clairement, par delà les velléités européennes des cabinets travaillistes de Tony Blair et Gordon Brown entre 1997 et 2000, dans la continuité de Margaret Thatcher et de John Major, chefs de file d’un courant « eurosceptique », dont la vision d’une Europe minimale, pleinement respectueuse des souverainetés nationales, reflète apparemment l’opinion d’une majorité du peuple britannique.

Paradoxalement, la « Dame de fer », aussi anti-Européenne qu’elle fût, a largement contribué, dans les années 80, à la relance de la construction européenne voulue notamment par François Mitterrand et Jacques Delors. Lorsque celui-ci devient président de la Commission européenne en 1984, il teste auprès des chefs d’Etat et de gouvernement trois objectifs possibles : une monnaie unique, une défense commune, une révision institutionnelle.

Constatant qu’aucune de ces trois propositions ne recueille l’unanimité de ses interlocuteurs, il en avance une quatrième : le grand marché, ce « grand espace commun sans frontières » destiné à assurer la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Margaret Thatcher accepte. Elle a confiance en Jacques Delors, qu’elle appelle « Monsieur Delors » pour éviter de le désigner par son titre de président de la Commission. Et c’est un de ses proches, Lord Cockfield, choisi par elle pour siéger à la Commission, qui préparera le futur Acte unique, fondateur du grand marché.

L’Europe comme un grand marché, voilà qui lui convient et qui correspond, dira Jacques Delors, à sa « philosophie économique ». Mais il n’est pas question pour elle d’aller au-delà et d’adopter, le moment venu, la monnaie unique. Pas question non plus de renoncer à la « ristourne » sur la contribution britannique. « I want my money back » (« Je veux récupérer mon argent »), répétera-t-elle avant d’obtenir gain de cause en 1984.

Ancien porte-parole de la Commission, Bino Olivi rappelle que Margaret Thatcher était « ennemie d’un interventionnisme d’Etat dans n’importe quel domaine » et que sa vision européenne était celle d’une « grande zone de libre-échange », loin des idées supranationales de Jean Monnet et des autres partisans d’une forte intégration politique. « Si nous avons réussi à faire reculer chez nous les frontières de l’Etat, ce n’est pas pour nous les voir réimposées au niveau européen, avec un super-Etat exerçant à partir de Bruxelles une domination nouvelle », déclarait-elle à Bruges en 1988.

David Cameron ne dit pas autre chose en soulignant que « le marché unique est le volet le plus important de la politique européenne », qu’il a été « un grand succès européen » et que « le Royaume-Uni a joué un rôle-clé dans cette réussite ». Il va également dans le sens de Margaret Thatcher en plaidant pour une UE « plus ouverte, plus concurrentielle, plus flexible » et en critiquant une Europe « qui a parfois voulu trop en faire » avec ses directives et ses interventions.

Au moment où les Européens tentent, avec mille difficultés, de construire enfin une Europe politique, l’exception britannique rend leurs efforts pour le moins problématiques. Aussi le temps semble-t-il venu de clarifier la situation en renforçant les liens entre les pays qui veulent aller plus loin sur le chemin de l’union et en proposant aux autres un statut moins contraignant.

Le Royaume-Uni n’a pas intérêt à se séparer de l’UE. « La City a-t-elle un avenir sans un accès privilégié au continent européen ? Les industries britanniques ont-elles tant de débouchés qu’elles puissent se passer de la profondeur du marché unique continental ? » A ces questions posées par Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert-Schuman, la réponse est non. Mais l’UE a également besoin du Royaume-Uni. Aussi doit-elle entendre ses dirigeants et accepter d’ouvrir la discussion qu’ils demandent. Le redressement de l’Europe ne passe-t-il pas, comme le soutient Jacques Delors, par sa « différenciation » ?