Quelques semaines avant le référendum du 23 juin, l’ambassadeur britannique en France, Sir Julian King, recevait un groupe de journalistes afin de leur présenter la position de son gouvernement sur un éventuel « Brexit ». Interrogé sur le « projet européen » du Royaume-Uni, le diplomate déclarait que cette formule n’avait pas beaucoup de sens aux yeux des Britanniques et qu’elle n’appartenait pas à leur vocabulaire. L’idée d’un « destin partagé » ou d’un « idéal commun » leur était, disait-il, encore plus étrangère. Comme on lui demandait si les Britanniques se sentaient Européens, il esquivait la question en indiquant que la réponse viendrait du référendum lui-même.
Cette réponse est donc venue. Elle est, à l’évidence, négative. Non, dans leur majorité, les Britanniques ne se considèrent pas comme liés aux autres peuples d’Europe par un « grand dessein » ou une « vision d’avenir ». Non, ils ne sont pas prêts à s’associer à leurs voisins dans la construction d’une utopie future qui pourrait susciter l’enthousiasme ou, au moins, l’intérêt de l’ensemble des Européens. Non, ils n’ont aucune envie de prendre part à une aventure collective qui rassemblerait tous les citoyens du Vieux Continent dans une même espérance. Il faut en prendre acte, en se demandant pourquoi l’Europe n’a pas su les retenir et si d’autres peuples ne vont pas être tentés de suivre leur exemple.
Le mauvais exemple britannique
Même si l’Union européenne et le Royaume-Uni parviennent, au terme de difficiles négociations, à conclure un accord qui permettra de limiter les dégâts économiques provoqués par le Brexit, le plus grave de ces dégâts restera sans doute le mauvais exemple donné par les Britanniques à ceux des Européens qui ne sont pas satisfaits de l’Europe telle qu’elle est et qui pourraient, à leur tour, claquer la porte de l’Union. Le rejet des institutions bruxelloises est en effet profond dans de nombreux pays. Il se traduit par une exaspération croissante et une colère parfois éruptive, dont naissent les populismes et les nationalismes.
Toutefois, à la différence du Royaume-Uni, la plupart des Etats membres ont adhéré à l’UE sur un projet politique, et non pas seulement sur un calcul économique. La question est donc de savoir si ce projet reste assez fort pour justifier leur maintien dans l’Union. De ce point de vue, sans analyser dans le détail la situation des vingt-sept partenaires du Royaume-Uni, on peut distinguer plusieurs groupes de pays en fonction des circonstances de leur entrée dans l’UE et du rapport qu’ils ont gardé avec l’ambition européenne.
Les six Etats fondateurs
Il y a d’abord les six Etats fondateurs qui ont réagi au vote britannique en organisant à Berlin, samedi 25 juin, une réunion de leurs ministres des affaires étrangères pour débattre des conséquences du référendum. Parmi ces pays, deux apparaissent comme des maillons faibles dans la chaîne européenne : les Pays-Bas et la France. Les forces d’extrême-droite y sont puissantes. Elles poussent à une consultation populaire sur la sortie de l’UE. Les Français et les Néerlandais ont voté non au projet de Constitution européenne en 2005. Seraient-ils majoritairement favorables à un départ ? On ne peut l’exclure mais on peut aussi penser que l’idée européenne, portée jadis sur les fonts baptismaux par les Six, y est assez prégnante pour rendre plus incertaine une éventuelle rupture.
Deuxième groupe de pays : la Grèce, l’Espagne, le Portugal, trois pays entrés dans l’union au sortir de féroces dictatures, le premier en 1981, les deux autres en 1986. La portée politique de leur adhésion était alors évidente. L’entrée dans l’UE était synonyme de liberté retrouvée, de retour de la démocratie, de partage des « valeurs européennes ». Ces trois Etats ont souffert, au cours des dernières années, de l’austérité imposée par l’Europe. Sont-ils devenus anti-Européens ? L’Espagne non, la Grèce peut-être. Pourtant rien n’indique que l’un ou l’autre envisage de sortir de l’Union.
L’insatisfaction des anciens pays communistes
Troisième groupe : les anciens pays communistes devenus membres de l’UE en 2004, 2007 (Bulgarie, Roumanie) et 2013 (Croatie). C’est du côté de la République tchèque, de la Hongrie, voire de la Pologne, que se font entendre les plus bruyantes protestations anti-européennes. Ces Etats sont entrés dans l’Union pour rompre avec les régimes communistes qui les opprimaient depuis le lendemain de la deuxième guerre mondiale. Leurs relations avec la Russie demeurent au cœur de leurs préoccupations. Même si, dans l’un ou l’autre de ces pays, des partis europhobes dénoncent parfois l’Union européenne comme une nouvelle Union soviétique, une majorité ne semble pas prête à franchir le pas.
Quatrième groupe : les pays nordiques (le Danemark, entré en 1973, la Finlande et la Suède, entrées en 1995), auxquels on ajoutera l’Autriche, qui a failli se donner un président d’extrême-droite il y a quelques semaines. Sans doute ces pays sont-ils ceux qui, au sein de l’UE, sont les plus proches du Royaume-Uni, en particulier le Danemark et la Suède, qui ne s’identifient guère à l’Europe et y ont adhéré pour des raisons économiques et géopolitiques. Les populismes y sont en progression. Ils pourraient un jour conduire à une rupture.
Sans partager l’optimisme de Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des affaires économiques et financières, pour qui le vote britannique, « loin d’être généralisable à l’Union », est « d’abord le fruit d’un débat national propre au Royaume-Uni », les Européens doivent se convaincre que le pire n’est pas toujours sûr et qu’ils sont capables, s’ils s’en donnent les moyens et en manifestent la volonté, d’éviter la décomposition de l’Europe sous l’effet du Brexit.