Dans la crise des réfugiés, les vingt-huit ministres de l’intérieur de l’Union européenne, réunis le lundi 14 septembre à Bruxelles, ont donné le spectacle de leurs désaccords et de leur impuissance. Les décisions ont été remises à plus tard comme si les milliers de réfugiés qui se pressent aux frontières de l’Europe allaient attendre tranquillement que le temps ait raison de la désunion européenne. C’est devenu une habitude. Dans les crises – euro, Grèce, immigration —, l’UE ne donne pas la meilleure image d’elle-même.
Mais cette impression de tergiversations et de petits calculs égoïstes n’est pas due au hasard ou à la complexité des défis auxquels l’Europe est confrontée. Elle est le résultat d’une évolution, pour ne pas dire une perversion, du fonctionnement des institutions européennes depuis quelques années. S’il est difficile de dater exactement le moment du changement, celui-ci s’est accéléré depuis l’échec du Traité constitutionnel européen, à la suite des référendums négatifs en France et aux Pays-Bas en 2005. L’Europe communautaire a subi une défaite dont elle ne s’est pas remise.
La coopération dite intergouvernementale a pris le dessus sur les procédures intégrées. La Commission qui devrait avoir le monopole de l’initiative a perdu de son pouvoir au profit du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement. Les puristes feront remarquer que tous les dossiers européens ne relèvent pas d’une politique intégrée et que dans certains domaines, les Etats n’ont pas transféré une part de la souveraineté à l’UE. C’est le cas en particulier de la politique d’immigration et d’asile qui reste une compétence nationale. Les gouvernements nationaux ont voulu garder la haute main dans cette matière particulièrement sensible pour les opinions publiques. La crise actuelle montre que le refus de mettre cette politique en commun n’est pas une garantie de réussite.
Ce qui est en question, c’est une tendance générale des gouvernements européens à refuser de nouveaux transferts de souveraineté quand ils ne cherchent pas à récupérer quelques compétences perdues, assumant ouvertement le risque d’affaiblir les institutions communautaires. Tous sont plus ou moins coupables. Les Etats d’Europe centrale et orientale qui n’ont recouvré leur pleine souveraineté qu’après la chute de l’URSS ; les « grands » Etats de l’Ouest, comme la France et l’Allemagne, qui n’ont de cesse depuis des années de donner la priorité à la coopération entre gouvernements où ils peuvent faire sentir leur poids.
On dira qu’il en a toujours été ainsi. Même du temps qui apparaît bien lointain où Jacques Delors présidait la Commission de Bruxelles, les décisions revenaient en dernier ressort aux Etats. C’est vrai, l’Europe est ainsi conçue. Mais si Jacques Delors prenait grand soin d’associer les dirigeants des pays les plus importants à ses initiatives, il le faisait au nom d’une conception solidaire de l’Europe. Dans son discours sur l’état de l’Union, devant le Parlement européen, son lointain successeur Jean-Claude Juncker, qui se proposait de redonner à la Commission son lustre politique, vient de déplorer ce manque de solidarité. La solidarité ne peut pas être la résultante des intérêts nationaux justement défendus par les Etats. Elle doit les dépasser et les sublimer par l’intermédiaire des institutions communautaires. C’était l’originalité de la construction européenne qui, comme l’a dit le ministre luxembourgeois des affaires étrangères, Jean Asselborn, « n’est pas l’Union africaine ». Elle n’est pas une alliance entre Etats, elle est une communauté. Il est urgent de se le rappeler.