Depuis sa naissance, la Communauté européenne, devenue en 1993 l’Union européenne, mesure sa réussite au nombre croissant de pays qui aspirent à en devenir membres. Née d’un accord entre six pays européens, elle en compte désormais vingt-sept. Une dizaine d’autres sont en attente. A terme, il est difficile de fixer une limite à son élargissement puisque la notion d’Etat européen, l’un des critères de l’adhésion, reste imprécise. En accordant le statut de candidates à l’Ukraine et à la Moldavie, les dirigeants des Vingt-Sept ont pris acte de l’attractivité persistante de l’Union européenne, qui est souvent critiquée à l’intérieur de ses frontières mais largement enviée par ceux qui n’en font pas partie.
« Pourquoi l’Ukraine et la Moldavie veulent-elles intégrer l’Union européenne ? » demande ainsi Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. Sa réponse est sans surprise. Ces deux Etats, souligne-t-il, « veulent rompre avec leur passé soviétique » et échapper à la domination russe. S’ils se tournent vers l’Europe, c’est parce qu’ils se revendiquent « de sa civilisation et de ses valeurs démocratiques ». L’exemple de la réunification du Vieux Continent après la chute du communisme « parle de lui-même », ajoute l’auteur : les sociétés soumises naguère au joug soviétique sont désormais « ancrées dans la démocratie » et lancées sur le chemin de la prospérité.
Au nom du droit des peuples
Avant de s’interroger sur la façon dont l’Europe peut répondre aux appels de ses voisins, il convient de se réjouir du succès du modèle européen, au moment même où la Russie tente par les armes de le mettre à bas dans sa « zone d’influence » et peut-être au-delà. Il importe aussi de le défendre partout où il est menacé en accueillant au sein de l’UE les pays qui s’en réclament. L’élargissement de l’Union européenne a toujours obéi à des considérations politiques. De la réconciliation franco-allemande à l’entrée puis la sortie du Royaume-Uni, de l’adhésion des anciennes dictatures du sud de l’Europe à celle des Etats issus de l’empire soviétique, c’est au nom des libertés et du droit des peuples que la « famille européenne » s’est étendue au fil des années.
Les Européens ont compris l’enjeu historique de leur geste. Accepter l’adhésion future de l’Ukraine et de la Moldavie, sans parler de la Géorgie, à laquelle a été promise une « perspective », c’était pour eux rester fidèles aux principes qui inspirent la construction européenne, quelles que soient les difficultés qui les attendent pour tenir leurs engagements, quelles que soient aussi leurs différences d’analyse et de sensibilité. Comme l’écrit à juste titre Le Monde dans son éditorial du 25 juin, « l’Histoire avait donné rendez-vous eux Européens, ils ne pouvaient se permettre de le manquer ». De fait, ils ne l’ont pas manqué. Sans craindre d’irriter la Russie ni de mettre à l’épreuve leur « capacité d’absorption » de nouveaux membres, ils ont choisi d’aller de l’avant, en plaçant l’Union européenne au cœur des affrontements géopolitiques.
Il ne s’agit pas pour autant de méconnaître les nombreux obstacles qui vont se dresser sur le chemin de ce nouvel élargissement. Ils viennent d’abord de la situation intérieure de ces pays, en guerre comme l’Ukraine ou partiellement occupés comme la Moldavie et la Géorgie, et de leur faible niveau de développement, avec un PIB annuel par habitant de 3.700 dollars en Ukraine, 4.200 en Géorgie, 4.500 en Moldavie, contre 10.000 en Bulgarie, l’Etat le plus pauvre de l’Union, 38.000 en France et 115.000 au Luxembourg (chiffres fournis au Monde par le chercheur Olivier Costa), des écarts qui rendent problématique le fonctionnement du marché unique.
Le nécessaire approfondissement
Autre obstacle, la concurrence des Etats des Balkans occidentaux, qui attendent depuis plusieurs années à la porte de l’UE et qui sont furieux de voir des candidats de dernière heure leur passer devant. Les dirigeants de l’Albanie, de la Macédoine du Nord et de la Serbie ont fait savoir, dans une conférence de presse commune, qu’ils jugeaient insupportable cette mauvaise manière et réclamé une accélération des négociations en cours. Même si ces Etats ne sont pas encore prêts, selon les dirigeants européens, à entrer dans l’UE, on peut comprendre leur colère et leur volonté de se rappeler à l’attention de Bruxelles.
Chacun convient que le processus d’adhésion sera long, pour les Balkans occidentaux comme pour l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Et surtout chacun est conscient que l’Union européenne devra se transformer pour être capable de fonctionner à trente-cinq ou plus. Longtemps différé, l’approfondissement doit accompagner l’élargissement. La proposition faite par Emmanuel Macron d’une Communauté politique européenne qui pourrait servir de sas avant l’adhésion pleine et entière ne doit pas être écartée. Il serait temps de mettre en chantier une vaste réforme des institutions européennes.