Entre Vladimir Poutine et Alexeï Navalny l’affrontement est aujourd’hui à son paroxysme. Le maître du Kremlin a tenté d’éloigner par tous les moyens, y compris celui de l’assassinat par empoisonnement au Novitchok, l’avocat et militant anti-corruption, devenu son opposant numéro un. Mais Alexeï Navalny, après avoir échappé à la mort, n’a pas voulu céder aux manœuvres d’intimidation et aux menaces d’incarcération. Il a choisi de revenir dans son pays, après cinq moins de convalescence en Allemagne, pour faire face au président russe. Il a compris que s’il consentait à vivre en exil il perdrait, comme d’autres avant lui, son statut d’adversaire légitime du pouvoir et surtout son crédit auprès de ceux qui, sur place, subissent les foudres du Kremlin et continuent de voir en lui un possible recours.
Avec un courage qui mérite d’être salué, Alexeï Navalny a donc décidé de se battre en Russie même, au risque, crânement assumé, d’être emprisonné, voire tué. Il vient d’engager une périlleuse épreuve de force avec le despote russe, tel David contre Goliath. « Je n’ai peur de rien et je vous engage à ne pas avoir peur », a-t-il lancé à ses partisans. Il faut une bravoure peu commune pour s’exposer ainsi, sans autres armes que sa parole de vérité et son énergie indomptable, aux rigueurs de la répression dans laquelle Moscou, de Staline à Poutine, a montré, au fil des années, son incontestable savoir-faire.
Apparemment le combat d’Alexeï Navalny est perdu d’avance, tant le rapport des forces est disproportionné entre le petit groupe d’activistes qui le soutiennent et le puissant appareil d’Etat auquel il se heurte. D’ailleurs à peine avait-il remis le pied sur le sol russe qu’il était envoyé en prison pour un mois, en attendant d’autres actions judiciaires lancées contre lui sous différents prétextes. Les appels à sa libération venus du monde entier n’y ont rien changé. La machine policière semble prête à le broyer, comme elle l’a fait pour d’autres révoltés, contraints à l’exil ou mis à l’ombre des cachots.
Sous la pression des durs du régime
Pourtant, en dépit de l’omnipotence du système répressif, qui instrumentalise la justice pour la mettre au service du pouvoir, et de la vulnérabilité de celui qui en est la principale cible, l’affaire n’est pas facile à gérer pour Vladimir Poutine. S’il choisit, sous la pression des durs du régime, d’infliger à Alexeï Navalny une lourde peine de prison qui l’écarte de la vie politique pendant de longues années, non seulement il fait de lui un martyr, capable de rallier à sa cause, du fond de sa geôle, un nombre croissant de sympathisants, mais encore il révèle à l’opinion mondiale que l’Etat de droit n’existe pas en Russie et que la dictature post-soviétique rappelle les mauvais souvenirs de la tyrannie communiste.
En revanche, s’il opte pour des sanctions plus légères et laisse son opposant numéro un libre de poursuivre son combat, il mécontente une partie de son clan, qui appelle à une plus grande sévérité, et surtout il donne à ses adversaires, rassemblés autour d’Alexeï Navalny, des possibilités d’action dont ils ne manqueront pas d’user, comme ils l’ont fait avec autant de talent que de détermination dans le passé. Les équipes qui l’entourent ont ainsi réussi à piéger les services de sécurité russes en obtenant de l’un de leurs agents l’aveu de leur implication dans la tentative d’empoisonnement au Novitchok. Elles viennent de récidiver en présentant, dans une vidéo de près de deux heures, la luxueuse villa que Vladimir Poutine s’est fait construire sur les bords de la mer Noire avec des fonds qui seraient, selon les auteurs du document, issus de la corruption. C’est la personne même de Vladimir Poutine qui est attaquée par ses adversaires.
La bataille engagée par Alexeï Navalny contre le président russe est devenue un « duel sans merci », selon un titre du Monde, entre l’avocat et le despote. Des appels à manifester le 23 janvier dans une soixantaine de villes ont été lancés sur les réseaux sociaux. Ils ont été bloqués à la demande des autorités judiciaires. Des arrestations préventives ont été opérées. Jusqu’où peut aller le Kremlin ? Vladimir Poutine n’ignore pas qu’une partie de l’opinion publique soutient Alexeï Navalny et que les prochaines élections législatives, à l’automne, pourraient révéler la faiblesse du parti au pouvoir en permettant l’émergence d’une véritable opposition parlementaire.
Le président russe sait aussi que l’Union européenne, quoique divisée entre les pays qui demandent une plus grande fermeté à l’égard de la Russie et ceux qui veulent la ménager, pourrait s’entendre pour renforcer ses sanctions si Moscou durcissait sa politique répressive. « Poutine ne respecte pas la faiblesse », souligne le chercheur Ian Bond, du Centre for European Reform, interrogé par Judy Dempsey pour le site Strategic Europe. Pour lui, « l’Union européenne sous-estime sa capacité d’influencer le comportement russe ». Il a raison. L’Europe a les moyens de peser sur la Russie, si elle en a la volonté. Elle ne devrait pas craindre d’utiliser les leviers dont elle dispose, à commencer par son poids économique, pour modérer l’attitude de Vladimir Poutine à l’égard de ses opposants.