Un mot est au cœur des controverses provoquées par l’agression de la Russie en Ukraine, celui d’humiliation. Emmanuel Macron vient de relancer le débat en affirmant le 4 juin, dans un entretien accordé à plusieurs quotidiens régionaux, qu’il ne faut pas « humilier la Russie » afin d’ouvrir, le moment venu, « un chemin de sortie par les voies diplomatiques ». Colère des Ukrainiens, dont le ministre des affaires étrangères, Dmytro Kouleban a aussitôt répliqué que les appels du président français à ne pas humilier la Russie « ne peuvent qu’humilier la France ». Pour lui, les Européens devraient plutôt se concentrer « sur la façon de remettre la Russie à sa place ».
La Russie humiliée, vraiment ? Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron s’en inquiète et demande aux Européens d’éviter de provoquer l’humiliation de Moscou. Le 9 mai, devant le Parlement européen, il avait déclaré, en évoquant le retour de la paix : « Nous devrons, ensemble, ne jamais céder à la tentation ni de l’humiliation, ni de l’esprit de revanche ». Une idée qui, décidément, ne plaît pas aux dirigeants ukrainiens. « Ce sont les dirigeants russes et Poutine en personne qui humilient la Russie », a souligné le président du Parlement, Rouslan Stefantchouk, le 6 juin à Paris. La priorité est donc de combattre Vladimir Poutine, et non de se préoccuper de ses états d’âme.
« Une brise sibérienne »
La déclaration du président français a suscité, même hors d’Ukraine, de vives critiques. Le site Eurotopics, qui publie chaque jour une revue de la presse européenne, en témoigne à travers trois réactions sévères venues d’Europe du Centre et de l’Est. En Roumanie, sous le titre « Une brise sibérienne souffle sur Paris », Spotmedia note que la médiation française a été « un fiasco » et attribue les propos d’Emmanuel Macron au refus du président ukrainien de suivre les consignes franco-allemandes prévues par le format Normandie, « qui faisait la part belle à M. Poutine ».
En Lituanie, LRT estime que le président français, et d’autres dirigeants, « jouent un jeu de plus en plus dangereux », un jeu qui risque de se solder par un tribut encore plus lourd en vies humaines en donnant à la Russie « un blanc-seing pour d’autres provocations ». En Slovaquie, sous le titre « De quoi vous donner la nausée », le quotidien SME écrit : « L’idée même qu’il ne faut pas brusquer l’âme sensible d’un barbare qui pille un pays voisin et massacre des civils a de quoi vous retourner le ventre ».
La référence d’Emmanuel Macron à une humiliation présumée de la Russie est d’autant plus malvenue qu’elle renvoie à l’argumentaire habituel de Moscou, qui ne cesse d’évoquer l’humiliation qu’aurait subie le pays de la part de l’Occident après l’effondrement de l’Union soviétique. Procès infondé que les amis de Vladimir Poutine continuent d’intenter aux Etats-Unis et à leurs alliés en dépit des faits qui démontrent le contraire. Il se peut que les Russes aient ressenti un sentiment d’humiliation en assistant à l’écroulement du système communiste et à la défaite de leur pays au terme de la guerre froide mais, loin de chercher à humilier la Russie, les Occidentaux ont alors tenté de l’intégrer à l’ordre international.
Deux visions de l’avenir
Au-delà des mots et des querelles qu’ils suscitent, cette polémique fait surtout apparaître les profondes divergences qui opposent les pays de l’Union européenne sur la façon de mettre fin à la guerre en Ukraine. Pour les uns, les plus va-t-en guerre, les plus exposés aussi à la menace de Moscou, il n’est pas question de ménager la Russie dans l’espoir de l’amener un jour à la table des négociations. Les pays baltes, la Pologne, la plupart des anciens pays communistes perçoivent toute tentative de dialogue comme une forme de complaisance à l’égard de Vladimir Poutine et comme une mauvaise manière faite à l’Ukraine. Pour les autres, à commencer par la France et l’Allemagne, la Russie restera une puissance incontournable en Europe, avec laquelle il importe de ne pas couper les ponts pour mieux préparer l’avenir. Dans l’immédiat, il faut maintenir ouvertes, pensent-ils, les possibilités d’une médiation qui pourraient aboutir à un cessez-le-feu.
Pour le moment, il est incontestable que la voie diplomatique reste fermée, ce qui donne des arguments aux Ukrainiens, qui se placent dans la perspective d’une défaite de la Russie, et non pas d’une solution négociée, qui s’accompagnerait d’inacceptables concessions territoriales. Les deux approches sont nettement différentes mais elles ne sont probablement pas inconciliables. Il ne faudrait pas que l’exacerbation des passions creuse un fossé entre les deux groupes de pays alors que l’Union européenne a su maintenir son unité face à la Russie depuis le début de la guerre.
Thomas Ferenczi