La Crimée a-t-elle le droit de faire sécession ?

Vladimir Poutine estime que la Crimée peut se prévaloir, pour se séparer du reste de l’Ukraine, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais la présence des troupes russes sur son territoire fait peser une lourde hypothèque sur la consultation du 16 mars.

Faut-il autoriser les habitants de Crimée à se séparer démocratiquement, par un référendum, du reste de l’Ukraine ? Oui, répond Vladimir Poutine, qui invoque le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et qui rappelle les nombreux cas où, en application de ce principe, la communauté internationale a reconnu à des minorités nationales la liberté de quitter l’Etat dont elles faisaient partie. On notera que le président russe revendique aujourd’hui pour la Crimée, comme hier pour l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, ce qu’il refuse à la Tchétchénie sur son propre territoire ou au Kosovo sur celui de l’ex-Yougoslavie. Mais au-delà des variations tactiques de Vladimir Poutine, une question reste posée : existe-t-il des sécessions acceptables et des sécessions condamnables ? Et comment distinguer les unes des autres ?

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été solennellement affirmé par la Charte des Nations unies en 1945. Il a servi de base au vaste mouvement de décolonisation qui a bouleversé la planète dans les années qui ont suivi. La France en particulier s’est séparée de ses nombreuses colonies d’Afrique. Certaines de ces ruptures ont été difficiles comme avec l’Algérie dont l’indépendance a été proclamée en 1962 à l’issue d’un référendum d’autodétermination. C’est au nom du même principe qu’a été reconnue trente ans plus tard l’indépendance des Etats issus de l’éclatement de l’Union soviétique et de celui de la Yougoslavie. Ailleurs dans le monde des nations se sont également détachées, pacifiquement ou non, des Etats auxquels ils appartenaient. La dernière en date est le Soudan du Sud, devenu en 2011, après s’être séparé du Soudan, le 193ème membre de l’ONU (contre 51 en 1945).

Toutefois le principe de libre détermination s’est vite heurté à un autre principe non moins solennel, celui du respect de l’intégrité territoriale des Etats. Deux résolutions adoptées par les Nations unies l’ont rappelé avec force. En 1960, l’organisation internationale a souligné que « toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes des Nations unies ». En 1970, elle a précisé que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne peut être interprété « comme autorisant ou encourageant une action quelle qu’elle soit qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique de tout Etat souverain et indépendant ». Face à ce conflit entre deux principes, les Etats ont évidemment choisi, selon leurs intérêts du moment, de donner la préférence à l’un ou à l’autre, comme l’illustrent les convictions successives de Vladimir Poutine.

Certaines de ces dissidences sont-elles plus légitimes que d’autres ? Ce qui caractérise le séparatisme de la Crimée comme ceux de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, c’est d’abord que ces régions, au moment où elles décident de se détacher l’une de l’Ukraine, les deux autres de la Géorgie, sont placées sous l’occupation d’une armée étrangère, l’armée russe, et que leurs gouvernements lui sont entièrement soumis : les conditions pour une libre expression de la volonté populaire ne sont donc pas réunies. Ensuite, les autorités du pays dont ces régions ont résolu de se retirer - l’Ukraine dans un cas, la Géorgie dans l’autre – refusent une telle perspective. Au contraire, l’émancipation des colonies françaises ou, plus tard, des Républiques soviétiques s’est faite avec l’accord du pouvoir central. De même, les consultations organisées naguère par le Québec ou aujourd’hui par l’Ecosse l’ont été avec l’aval des gouvernements d’Ottawa et de Londres. Le coup de force de Vladimir Poutine ôte ainsi beaucoup de crédit à ses arguments.

Le cas des pays de l’ex-Yougoslavie et, en particulier, du Kosovo est plus complexe. La Russie invoque volontiers cet exemple pour justifier ses propres initiatives. Elle n’a pas reconnu l’indépendance du Kosovo, mais plusieurs Etats de l’Union européenne ne l’ont pas validée non plus par crainte d’encourager chez eux des tendances séparatistes. Pour leur part, les pays occidentaux ont toujours affirmé que la question du Kosovo était un cas particulier qui ne devait pas être considéré comme un précédent. Ce qui est vrai, c’est que la partition du Kosovo est apparue comme la seule solution pour mettre fin aux massacres et aux déportations dont était victime une partie de la population. Rien ne permet de dire que la Crimée serait aujourd’hui le théâtre de tels forfaits.