Il y a un an, la ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, jetait un froid dans la relation franco-allemande en déclarant : « Il faut en finir avec l’illusion d’une autonomie stratégique européenne ». C’était aller directement à l’encontre des ambitions affichées par Emmanuel Macron et du projet de défense européenne auquel le président français, après d’autres, ne cesse de proclamer son attachement. Une Europe de la défense ne pouvant se concevoir sans le concours de l’Allemagne, on comprend que l’avertissement de « AKK » ait semé le trouble chez tous ceux qui n’ont pas renoncé à bâtir une défense européenne. Emmanuel Macron a rappelé, dans son discours de présentation de la future présidence française de l’Union européenne le 9 décembre, que cette perspective est au cœur de son engagement européen. Une telle conviction est-elle partagée par une majorité de dirigeants européens ? Ce n’est pas sûr. Nombreux sont ceux qui n’y croient pas vraiment. La déclaration de celle qui était alors ministre de la défense a montré que, sur ce sujet, le débat est loin d’être clos en Europe.
Il est vrai que la chancelière Angela Merkel s’est abstenue d’approuver les propos de sa ministre. Il est vrai aussi que celle-ci a quitté le pouvoir en même temps que Mme Merkel et que celle qui lui a succédé au ministère de la défense, la social-démocrate Christine Lambrecht, ne s’est pas encore exprimée sur la question. Rien ne permet donc de douter de la volonté du nouveau gouvernement de renforcer la coopération européenne dans le domaine de la défense et de la sécurité. Même si les mots de « défense européenne » ne figurent pas dans le contrat qui lie les trois partis de la coalition, celui-ci propose d’augmenter « la souveraineté stratégique de l’Europe », ce qui va dans le sens des idées d’Emmanuel Macron et a d’ailleurs été aussitôt salué par Paris. Berlin va même plus loin en appelant à « poursuivre le développement d’un Etat fédéral européen », ce qui inclut, si les mots ont un sens, la perspective d’une Europe de la défense. Sur cette voie, de nombreux obstacles restent à franchir, de nombreux doutes à surmonter, mais le moteur franco-allemand est apparemment en ordre de marche.
Des progrès limités
Illusion ou réalité ? La défense européenne n’existe pas encore mais des instruments ont été créés dans les quinze dernières années pour favoriser des actions communes. Une agence européenne de défense a été mise en place pour aider les Etats membres à organiser leur coopération. Un fonds européen de défense a été établi pour financer la recherche et le développement de programmes industriels. Une initiative européenne d’intervention a vu le jour pour faciliter l’émergence d’une culture stratégique commune. Le principe d’une « coopération structurée permanente » a été acté par le traité de Lisbonne pour offrir un cadre à l’élaboration de projets concrets. Une « boussole stratégique » vient d’être adoptée pour définir en commun l’état des menaces et la façon d’y répondre. Des programmes d’armement franco-allemands sont en cours d’exécution, en particulier celui qui concerne l’avion de combat du futur (SCAF). Ces efforts ne sont pas négligeables. Emmanuel Macron a peut-être exagéré en parlant d’avancées « considérables » mais il est incontestable qu’une esquisse d’Europe de la défense se met en place à petits pas.
La question est de savoir si ces avancées marquent une véritable accélération ou si elles sont trop modestes pour qu’on puisse parler, comme certains le font à Bruxelles, d’un bond en avant de l’Europe de la défense. La vérité est que les progrès de la défense européenne demeurent limités. Ils sont même parfois en-deçà des attentes de ses promoteurs. Ainsi, selon le rapport annuel de l’Agence européenne de défense, cité par Jean-Pierre Stroobants, correspondant du Monde à Bruxelles, si les dépenses militaires des pays européens sont en augmentation, « des budgets en hausse ne profitent pas à la défense commune ». En effet, écrit-il, les dépenses communes « ont fondu », passant de 6,3 milliards en 2008 à 4,1 milliards en 2020, atteignant « son niveau le plus bas ». Aujourd’hui, souligne-t-il, « les achats en commun d’équipement par les pays membres représentent 11% des budgets de défense européenne ». C’est dire que la politique de défense reste, pour l’essentiel, une compétence des Etats. Elle n’est pas devenue une compétence de l’Union.
Le jugement de trois experts
Ce constat désabusé est aussi celui de nombreux experts. Trois d’entre eux étaient réunis par la Maison Heinrich Heine, le 9 novembre, sous l’égide de l’association ARRI et de Boulevard Extérieur, pour débattre de ce sujet. Tous trois ont mis en évidence les insuffisances de la politique européenne de défense et les ambiguïtés de la relation franco-allemande. La chercheuse allemande Ronja Kempin a jugé « assez faible » la politique européenne. « L’Union européenne, a-t-elle dit, n’est pas capable de réagir assez vite ou assez fort » en cas de crise, elle est trop divisée pour jouer un rôle important dans ce domaine, ce sont les Etats membres qui sont « les acteurs décisifs ». Selon son compatriote Detlef Puhl, ancien journaliste, ancien conseiller à l’OTAN, collaborateur de Boulevard-Extérieur, les Allemands et les Français ne donnent pas le même sens aux mêmes mots, par exemple ceux de souveraineté, d’autonomie stratégique, et même de défense. Pour lui, les ambitions géostratégiques des deux Etats sont trop différentes, sous le poids de l’histoire, pour qu’ils s’accordent pleinement sur le rôle de l’Europe dans le monde. Anne Bauer, journaliste aux Echos, a mis également l’accent sur les différences de perception entre les deux pays et sur les incertitudes de leurs programmes communs d’armement.
« L’Europe cherche sa place, elle ne l’a pas encore trouvée », écrit le ministre français Bruno Le Maire dans son livre L’Ange et la Bête (Gallimard, 2021). Selon lui, elle a toutes les capacités « pour s’affirmer comme le troisième continent du XXIème siècle au côté de la Chine et des Etats-Unis » mais elle ne parvient pas à s’imposer comme une puissance qui compte « dans le grand basculement mondial en cours ». La défense européenne est une des clés. Pour le moment, elle est dans les limbes malgré les déclarations optimistes de certains dirigeants européens. « La partie est-elle déjà perdue ? », demande Bruno Le Maire. « Certainement pas », répond-il. Mais le temps presse.
Thomas Ferenczi