Paradoxalement, c’est au moment où la diplomatie européenne s’acquitte avec succès d’une difficile mission de médiation à Kiev qu’elle est l’objet de vives critiques pour la faiblesse de ses réactions face à la crise ukrainienne et pour les incertitudes de ses engagements. Ce n’est pas la première fois que l’Union européenne se voit reprocher son inaction et sa pusillanimité dans le domaine de la politique étrangère. Et ce n’est certainement pas la dernière : soumise à la règle de l’unanimité, l’UE ne peut agir qu’avec l’accord de tous les Etats membres, qui n’ont pas la même conception du rôle qui doit être le sien sur la scène internationale.
Qu’a fait l’Union européenne en réponse à la répression sanglante exercée par les autorités ukrainiennes contre les manifestants de la place de l’Indépendance ? Elle a adopté le principe de sanctions contre les responsables des violences, comme elle l’a fait dans le passé à l’égard de dirigeants étrangers jugés coupables de graves violations des droits de l’homme, notamment en Biélorussie, en Birmanie, à Cuba, en Iran, en Syrie ou au Zimbabwe. Et elle a expédié à Kiev une « troïka » ministérielle constituée des chefs des diplomaties allemande, française et polonaise pour tenter de trouver une solution politique au conflit.
Le choix de confier une médiation aux représentants de quelques Etats membres plutôt qu’aux autorités européennes n’est pas nouveau : lors de la crise des Balkans un « groupe de contact » formé des Etats-Unis, de la Russie et de plusieurs Etats européens, (Allemagne, France, Royaume-Uni) avait été chargé de conduire les négociations. Plus récemment, les mêmes pays, associés aux Etats-Unis, à la Russie et à la Chine, avaient reçu mission de rechercher un accord avec Téhéran sur la question du programme nucléaire iranien. Dans ces deux cas, l’Union européenne en tant que telle n’avait joué, selon l’expression du diplomate français Maxime Lefebvre, qu’un « rôle d’accompagnement ».
Les Etats à la manoeuvre
Cette répartition des tâches prend acte du fait que la politique étrangère de l’Union européenne est toujours de nature intergouvernementale. Malgré la création du Service européen d’action extérieure et les pouvoirs donnés par le traité de Lisbonne à la haute représentante pour la politique extérieure, Catherine Ashton, ce sont encore les Etats qui sont à la manœuvre. Et comme la plupart d’entre eux n’ont ni la volonté ni les moyens de peser sur les affaires du monde, les « grands » Etats, c’est-à-dire à la fois les plus puissants et ceux qui ont une tradition de diplomatie active, sont en première ligne.
Certes Catherine Ashton a été présente sur le terrain de la négociation. Elle s’est rendue plusieurs fois à Kiev, assurant la continuité de l’action diplomatique européenne. Il faut citer également le diplomate polonais Jan Tombinski, chef de la délégation permanente de l’UE en Ukraine. Cet ancien ambassadeur de Pologne à Paris puis à Bruxelles a été au cœur des discussions. Mais la démarche commune des trois ministres des affaires étrangères d’Allemagne, de France et de Pologne, trois pays influents sur la scène européenne, a pesé d’un poids décisif. Elle était d’autant plus importante que les trois Etats sont loin d’être d’accord sur la politique à mener à l’égard de l’Ukraine comme de la Russie et qu’ils ont su, dans l’urgence, surmonter leurs divergences.
Il est vrai que les Européens sont intervenus tardivement dans leur conflit et qu’ils n’ont pu empêcher les tueries. On peut leur reprocher d’avoir manqué de lucidité et de courage en laissant les deux camps s’affronter violemment sans tenter de s’interposer. On peut penser qu’une fois de plus, faute d’unité, l’Europe a agi dans la précipitation et dans l’improvisation. En même temps, c’est parce que les massacres redoutés se sont produits que l’UE s’est sentie autorisée à passer enfin des paroles aux actes.
Négocier avec Moscou
En revanche, on peut s’interroger sur la façon dont ont été conduites les négociations sur l’accord d’association, rejeté au dernier moment par Viktor Ianoukovitch. Si Bruxelles a commis une erreur, c’est sans doute dans la préparation du sommet de Vilnius, qui devait entériner le pacte entre l’Ukraine et l’Union européenne. En acculant le président ukrainien à choisir entre l’Europe et la Russie, sans négocier parallèlement avec Moscou, les Européens ont agité le chiffon rouge devant Vladimir Poutine. Ils savent d’expérience que le président russe veille jalousement sur les pays de son voisinage proche. Il l’a montré par la force en 2008 en intervenant en Géorgie et en soutenant les proclamations d’indépendance des provinces séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. L’Union européenne, représentée par Nicolas Sarkozy, qui exerçait la présidence tournante du Conseil européen, avait alors offert sa médiation. Les dirigeants européens gardent certainement ce précédent en mémoire.