La grande salle d’attente de l’UE

Quinze ans après les accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre en Bosnie, les Etats des Balkans occidentaux attendent toujours à la porte de l’Union européenne. Au Conseil européen de Salonique en 2003, une « perspective européenne » leur a été ouverte, à condition qu’ils respectent les critères dits de Copenhague. Le 2 juin doit avoir lieu à Sarajevo une rencontre entre les ministres des affaires étrangères des pays balkaniques et des Etats membres de l’UE, auxquels se joindront les représentants de la Russie, de la Turquie et des Etats-Unis. Qu’attendre de cette réunion et dans quel état de préparation sont aujourd’hui les Etats des Balkans ? Tel était le thème d’une conférence organisée du 19 au 21 mai à Sarajevo par l’Institut européen d’études de sécurité et une ONG bosniaque, Foreign Policy Initiative. 

Fatigue de l’élargissement d’un côté, frustration due à une trop longue attente de l’autre, l’accession à l’UE des pays des Balkans occidentaux ne se présente pas a priori sous les meilleures auspices. Un Etat fait exception : la Croatie qui est bien placée pour rejoindre le club européen dans les prochaines années. Mais les autres sont loin derrière, avec en queue de peloton la Bosnie-Herzégovine qui n’a pas réglé ses rivalités ethniques.

En soi, l’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux n’est pas une tâche insurmontable. Ces pays représentent 1% du PIB de l’UE. Quand on parle, actuellement, élargissement de l’Europe dans les Etats membres, on pense à la Turquie qui soulève des questions autrement plus difficiles. Toutefois ces Etats sont faibles, souvent encore en construction, avec des frontières incertaines, voire un nom contesté – l’adhésion de la Macédoine aux instances de l’OTAN et de l’UE est bloquée par la Grèce qui revendique l’exclusivité du nom. Un autre, le Kosovo, n’a pas été reconnu par l’ensemble des vingt-sept.

L’Europe se retrouve face à une contradiction : créée pour dépasser l’Etat-nation qui a été à l’origine de plusieurs guerres, elle s’est donné pour mission de créer des Etats-nations sur les ruines de la Yougoslavie. Pire encore, elle a accepté, avec l’ensemble de la communauté internationale, de parrainer la naissance d’un Etat fondé sur un principe ethnique, la Bosnie-Herzégovine, divisée en trois entités, la Republika Srbska, la Bosnie et l’Herzégovine, caractérisées par des distinctions ethno-religieuses. La première est orthodoxe, la deuxième musulmane, la troisième catholique, les deux dernières ayant formé la Fédération croato-musulmane.

La sédimentation des divisions

La constitution de Bosnie-Herzégovine, issue des accords de Dayton, était destinée à mettre fin à une guerre qui a fait plus de 100 000 morts ; elle ne visait pas à construire un Etat efficace. Depuis quinze ans, les réformes institutionnelles indispensables pour que la Bosnie-Herzégovine dépasse ses divisions ont échoué. Les tentatives de créer des partis politiques trans-entités n’ont pas abouti parce que les hommes politiques des trois communautés verrouillent un système qui assure la pérennité de leur pouvoir, contre les aspirations d’une partie de la société, notamment des jeunes. En décembre 2009, la Cour européenne des droits de l’homme, a exigé que la Bosnie-Herzégovine supprime de sa constitution une disposition refusant l’éligibilité aux « autres », c’est-à-dire aux citoyens qui ne sont ni serbes, ni musulmans, ni croates. La Cour faisait droit à la plainte d’un juif et d’un rom.

Si les autorités ne respectent pas cet arrêt, l’accord de stabilisation et d’association (ASA), de la Bosnie-Herzégovine avec l’UE, une étape vers l’accession, pourrait être remis en cause. Mais le changement de la Constitution prend du retard et ne sera pas prêt pour les prochaines élections générales, présidentielles et législatives, du 3 octobre.

Ce n’est qu’un des aspects d’une réforme institutionnelle plus vaste dont l’objectif devrait être de renforcer les compétences du gouvernement central aux dépens des autorités des entités ethniques. Les résistances sont fortes. Des changements décidés depuis des années ne sont pas encore entrés en vigueur. La Bosnie-Herzégovine n’est ni un espace judiciaire ni un marché unifié. Depuis quinze ans, les divisions se sont sédimentées. Plus le temps passe, plus elles sont difficiles à surmonter.

La Republika Srbska regarde vers Belgrade. Ses dirigeants tentent de conforter la séparation du reste du pays pour créer un fait accompli. Les Croates d’Herzégovine se tournent vers Zagreb. Beaucoup d’entre eux ont la double nationalité et leur volonté d’avoir un passeport de la République croate est d’autant plus fort que celle-ci va entrer dans l’UE. Combien sont-ils ? Personne n’en sait rien, comme personne ne connaît exactement le nombre d’habitants de la Bosnie-Herzégovine et la composition de la population. Le dernier recensement remonte à 1991, c’est-à-dire avant le début de la guerre et les responsables des trois communautés n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les modalités d’un nouveau recensement réclamé par l’UE.

Dans la course à l’intégration européenne, la Bosnie-Herzégovine a pris du retard sur les pays voisins, y compris sur la Serbie, dans un contexte régional où la coopération s’est développée au cours des dernières années. Des petits pas ont été faits vers la réconciliation. Le président serbe Tadic a présenté des excuses pour le massacre de Srebrenica et il devrait être présent en juillet, aux côtés du président croate, pour le quinzième anniversaire.

Bruxelles rappelle le principe de l’élargissement : chaque pays candidat sera jugé selon ses mérites, c’est-à-dire sur son respect des critères et de l’acquis communautaire. C’était été aussi le principe qui avait été adopté pour l’élargissement vers l’Europe centrale. Mais finalement, un « big bang » (dix adhésions en même temps), a eu lieu en 2004 parce que la participation de certains pays est apparue indispensable. Peut-être en ira-t-il de même avec les Balkans occidentaux. Toutefois, le plus lent ne peut pas dicter le rythme de l’ensemble. Si ce n’est pas le cas, le risque est alors que le ou les retardataires se retrouvent isolés dans une sorte de trou noir. Déjà les Bosniaques vivent mal que la libéralisation par l’UE du régime des visas ait été décidée pour la Serbie, la Macédoine, le Monténégro, pas pour la Bosnie (et l’Albanie). Ce devrait être chose faite dans quelques mois si le Conseil et le parlement européens donnent leur feu vert.

Un pouvoir normatif en perte de vitesse

Faut-il fixer une date pour l’adhésion des Balkans occidentaux ? La même question s’était posée avec les pays d’Europe centrale. Certains soutenaient que la fixation d’un délai encouragerait les candidats à accélérer les processus de réforme. D’autres – dans l’UE – rappelaient le principe : à chacun selon ses mérites. Les Etats des Balkans occidentaux vivent une période de transition qui dure au moins depuis le milieu des années 1990. Plus la transition s’allonge, plus la perspective d’adhésion à l’UE s’éloigne et plus le pouvoir normatif de l’Europe s’émousse alors que son pouvoir d’attraction est son meilleur levier d’influence.

Dans la région, 2014 aurait été une date symbolique, un siècle après l’attentat contre l’archiduc Ferdinand qui a précipité l’Europe dans la Première guerre mondiale. C’est beaucoup trop tôt pour envisager l’entrée dans l’UE de la Bosnie-Herzégovine et de ses voisins (à l’exception de la Croatie). Mais l’Europe et les Balkans pourraient établir un « agenda 2014 », pensent quelques responsables de la région, qui serait une sorte de feuille de route vers l’accession.

La conférence ministérielle du 2 juin à Sarajevo, organisée par la présidence tournante espagnole, pourrait constituer une étape, sous peine d’être une réunion pour rien qui ne ferait qu’accroître les frustrations de chaque côté. Non seulement elle devrait confirmer la perspective européenne des Balkans occidentaux, mais elle pourrait accorder à ces pays le statut de candidat, qui ne préjuge pas de l’aboutissement des négociations d’adhésion, et renforcer le partenariat en instituant de nouveaux mécanismes de conditionnalité qui aient des conséquences tangibles sur la vie des citoyens. C’est ce qui a été fait avec la suppression des visas pour les courts séjours dans l’espace Schengen – une revendication générale vis-à-vis de l’UE – contre des engagements précis et des mesures de contrôle pris par les pays de la région. C’est ce qui pourrait être fait dans d’autres domaines, en attendant les jours meilleurs de l’entrée dans l’Europe.