La politique extérieure sans l’armée

Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a profité de la démission des principaux chefs de l’armée pour franchir une étape décisive dans la démilitarisation de la vie politique de son pays. Fort de son troisième succès électoral, le chef de l’AKP peut mettre en œuvre son propre agenda sans trop se soucier des réactions de l’armée. La politique intérieure turque en sera certainement changée. C’est moins sûr pour la politique étrangère.

Trois coups d’Etat : 1961, 1971, 1980. Et un gouvernement islamiste renvoyé en 1997, celui de Nehmet Erbakan, le mentor de l’actuel premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Depuis la création de la République turque par Mustafa Kemal, dit Atatürk, en 1923, l’armée s’est toujours mêlée de politique. Mais la démilitarisation de la vie politique turque a sans doute connu son dernier épisode en juillet quand le commandant en chef de l’armée Isik Kosaner a démissionné avec les chefs des trois armes. « Vous devez savoir ce que vous faites », leur a dit Erdogan. Le chef du gouvernement qui venait de remporter son troisième succès électoral d’affilé avec 50% des suffrages ne les a pas retenus, contrairement sans doute aux attentes des hiérarques militaires.

Le leader de l’AKP, le parti conservateur islamiste modéré au pouvoir à Ankara depuis 2003, a maintenant les mains libres pour écrire une nouvelle Constitution. L’actuelle, qui date de 1980, réserve en termes très vagues un rôle spécial à l’armée dans la défense des valeurs républicaines et laïques. Ces dispositions devraient disparaître du nouveau texte qui, selon les vœux de Recep Tayyip Erdogan, devrait instituer un régime, mélange de système américain et français, avec une présidence forte qui lui reviendrait.

Cet effacement politique de l’armée et sa mise sous tutelle par le pouvoir civil auront-ils une influence sur la diplomatie turque ? C’est possible mais ce n’est pas certain. Outre son assise économico-financière, qui n’est pas entamée, et l’héritage kémaliste, l’armée tenait en partie son pouvoir de la position géostratégique de la Turquie, sur le flanc sud de l’Union soviétique au temps de la guerre froide, et des conflits entretenus avec d’autres voisins. Elle avait eu un rôle central dans la décision turque d’intervenir à Chypre en 1974. Elle entretient toujours quelque 30 000 hommes dans la partie nord de l’île. Elle continue à jouer au jeu du chat et de la souris avec l’armée grecque dans la mer Egée et dans les airs. De plus, elle justifiait ses interventions dans la vie politique par la nécessité de lutter contre le terrorisme kurde. Enfin, elle entretenait, pour des raisons à la fois stratégiques et économiques, des liens étroits avec l’armée israélienne.

Chypre, une cause nationale

Certains de ces éléments de puissance ont disparu, mais pas tous. L’importance relative des forces turques dans l’OTAN a largement diminué depuis la fin de la guerre froide. En revanche, la présence turque dans la République turque de Chypre du Nord (RTCN), uniquement reconnue par Ankara, est devenue une cause nationale qu’aucun dirigeant turc ne peut ignorer. Au-delà de ce facteur émotionnel, le conflit chypriote constitue une carte dont la diplomatie turque ne saurait facilement se priver dans son bras de fer avec l’Union européenne. Erdogan vient même de faire monter les enchères. La Turquie ne poursuivra pas les négociations avec Bruxelles sous la présidence de Chypre si la situation sur l’ile n’a pas été entretemps normalisée. La République de Chypre (grecque) assumera la présidence tournante de l’UE au deuxième semestre 2012. Il n’est pas question de s’assoir à une table présidée par un Etat avec lequel nous n’avons pas de relations diplomatiques, dit M. Erdogan. Les deux parties grecque et turque discutent depuis des années pour tenter de parvenir à un accord sur une réunification. En vain, jusqu’à maintenant. Les Turcs se donnent le beau rôle en rappelant qu’en 2004, la solution préconisée par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a été approuvée par les Chypriotes turcs mais rejetée par les Chypriotes grecs.

Cette quasi mise en demeure lancée à l’adresse des Européens est aussi la conséquence d’un désintérêt pour l’Union européenne qui est tout autant le fait de l’opinion que des dirigeants turcs. Les négociations trainent en longueur, non seulement à cause du veto chypriote sur un certain nombre de chapitres (sur 34, à peine 10 ont été ouverts). Actuellement les discussions sont au point mort. Les Turcs ont l’impression, pas totalement infondée que les dès sont pipés, que les Vingt-Sept ne négocient pas de bonne foi, laissant officiellement la porte ouverte à l’adhésion pour la fermer brutalement un jour ou l’autre. Forte de ses succès économiques, la Turquie pense que l’UE a plus besoin d’elle qu’elle de l’UE. Dans ces conditions, il n’est plus question de faire des concessions par souci de conformité avec les préceptes européens.

Embarras par rapport à la Syrie

L’affaire chypriote n’est pas la seule « tache » dans la politique du « zéro problème avec les voisins » prônée par le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Dovutoglu. Ce spécialiste des relations internationales qui a écrit une énorme thèse sur l’empire ottoman a d’abord été conseiller du premier ministre Erdogan avant de diriger la diplomatie. S’il ne veut pas renier l’orientation occidentale et européenne de la Turquie, il a développé les relations avec les Etats du Proche et du Moyen-Orient, avec les pays musulmans ainsi qu’avec les turcophones d’Asie centrale et du Caucase pour placer Ankara au centre d’un réseau où exercer ses talents diplomatiques. Bien que farouchement hostile à l’entrée de la Turquie dans l’UE, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à faire appel aux bons offices d’Ahmet Dovutoglu pour renouer, en 2007, avec le Syrien Bachar Al-Assad. Ankara entretenait en effet de bonnes relations avec Damas et Erdogan est un ami personnel du président syrien.

Hélas, il n’est pas facile de rester en bons termes avec tout le monde. Avec le « printemps arabe », la Turquie s’est donnée comme exemple d’un pays démocratique à majorité musulmane. Chez son voisin syrien, avec lequel il partage une frontière de 850 km ainsi que des « liens historiques, culturels, familiaux », il plaide pour des réformes qui permettraient de sauver le régime. Sans trop y croire. « Notre patience est épuisée », dit Erdogan, en espérant dans une formulation ambiguë que « le problème sera réglé dans dix ou quinze jours ». Par écrasement final du mouvement populaire ou par des changements radicaux à même de satisfaire l’opposition au régime ? « Nous espérons qu’il pourra être mis fin aux violences et qu’un processus de réformes politique sera enclenché », déclare le ministre turc des affaires étrangères de retour de Damas. Il a eu six heures d’entretien avec Bachar Al-Assad, dont trois et demi en tête à tête. Il a, semble-t-il, été plus ferme que ses collègues de la troïka représentant les pays émergents du Conseil de sécurité de l’ONU, qui lui ont succédé à Damas. Les ministres des affaires étrangères du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du sud défendent toujours le principe sacro-saint de la souveraineté nationale et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un Etat.

Ahmet Dovutoglu aurait laissé entrevoir à Bachar Al-Assad, s’il continuait à refuser tout dialogue avec l’opposition, un choix peu attrayant entre le sort de Mikhaïl Gorbatchev et celui de Saddam Hussein, entre le réformateur et le despote. Mais le président syrien sait bien que c’est pour avoir entamé des réformes – trop peu, trop tard – que le dirigeant soviétique a été déchu. Il voit ce qu’il est advenu de ses pairs en Tunisie et en Egypte. Il mise donc sur une répression de plus en plus féroce (qui a provoqué l’afflux de quelque 10 000 réfugiés syriens en Turquie) pour ne pas finir comme eux. Il compte toujours sur le soutien implicite de la Russie et de la Chine qui lui épargnera des sanctions trop strictes de la part de l’ONU.

Une diplomatie « néo-ottomane » ?

Au sud, le rapprochement avec les pays arabes et le soutien affiché aux Palestiniens a distendu les liens avec Israël sans toutefois mener à une rupture préjudiciable aux deux parties. Au nord, la lente normalisation des relations avec l’Arménie a connu un coup d’arrêt à la fois à cause des réticences persistantes du côté turc à reconnaître le génocide des Arméniens en 1915 et de la tension permanente entre Erivan et l’Azerbaïdjan soutenu par Ankara, à propos du Haut-Karabagh.

Pour jouer les « monsieur bons offices tout azimut » — ce que la diplomatie turque présente comme la valeur ajoutée qu’elle pourrait apporter à l’UE —, il faudrait à Ahmet Dovutoglu et à son chef Erdogan un environnement international plus apaisé. Avec ses 70 millions d’habitants dont le revenu moyen a doublé depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, une économie qui croit au rythme de 10% par an depuis une décennie, un gouvernement stable qui ne parait plus menacé par des militaires renvoyés dans leurs casernes, la Turquie a des atouts pour mener une politique étrangère « néo-ottomane ». Elle ne doit toutefois pas les gaspiller. En voulant, avec le Brésil, s’immiscer trop avant dans la crise nucléaire iranienne en 2010, elle s’est attirée de la part des Etats-Unis et des Européens une rebuffade, dont elle a tiré la leçon.