Le débat sur la politique étrangère française : l’avenir d’un oxymore

En déclarant qu’il allait mettre "fin à une forme de néoconservatisme" à la française, Emmanuel Macron a relancé un débat sur la politique extérieure. Dans une contribution pour Boulevard-Exterieur, quatre anciens ambassadeurs de France répondent à Justin Vaïsse qui, dans un article pour la revue Esprit, récuse l’idée qu’il y ait eu, en 2007, une rupture avec le compromis "gaullo-mitterrandiste" (http://www.esprit.presse.fr/article/vaisse-justin/le-passe-d-un-oxymore-le-debat-francais-de-politique-etrangere-39714?content=vaisse). Denis Bauchard, ancien président de l ’Institut du monde arabe, Christian Connan, Jean-Claude Cousseran, ancien directeur de la DGSE, et Bernard Miyet, ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, affirment au contraire qu’il y a bien une différence entre la politique étrangère de De Gaulle poursuivie par François Mitterrand et celle menée par Nicolas Sarkozy et François Hollande. Selon eux, il est temps de renouer avec l’esprit d’une diplomatie indépendante, fidèle aux intérêts fondamentaux de la France et dénoué de toute tentation d’exporter la démocratie.

De Gaulle à Pnom Penh le 1er septembre 1966

La première moitié de l’année 2017 a été peu propice aux débats de politique étrangère. Il est vrai que cette période intensément électorale a été tournée essentiellement vers la politique intérieure, ce qui est naturellement la règle en pareil cas en France comme ailleurs. Seule l’Europe, à l’initiative d’Emmanuel Macron, a été évoquée par les candidats. On se souvient du temps fort au cours du face à face entre les candidats au deuxième tour, qui a été fatal à Marine Le Pen.

Depuis lors le débat s’est animé, notamment lorsque le nouveau président a très vite marqué sa différence à l’égard de la politique étrangère suivie par ses deux prédécesseurs. Sa référence au « gaullo-mitterrandisme » et la façon dont il a mis en cause un « néo-conservatisme à la française " [1] , ont suscité de vives réactions, parfois polémiques, de ceux qui se sont senti visés à tort ou à raison comme en témoignent parmi d’autres, une tribune publiée dans Le Monde du 3 juillet [2] et un récent article de Justin Vaïsse dans le numéro de la revue Esprit de novembre. [3]

Ces contradicteurs développent la thèse selon laquelle « ces étiquettes héritées de la division des années 1960 entre gaullistes et atlantistes n’ont pas plus de consistance pour décrire les enjeux contemporains que la division entre Armagnacs et Bourguignons ». Ils estiment également que « les dix dernières années ont été marquées par la continuité et l’adaptation plutôt que par la rupture ». En clair le « gaullo-mitterrandisme » appartient « au passé » et ceux qui s’en réclament appartiennent à l’ancienne génération qui n’aurait pas compris que le monde a évolué.
S’agit-il d’une querelle de mots, d’une controverse entre diplomates ou d’un authentique débat de fond ? Par-delà la polémique, la confusion intellectuelle entretenue et les jugements téméraires, cet article voudrait répondre à plusieurs questions : le monde a-t-il changé ? Y a-t-il rupture ou continuité à partir de l’année 2007 ? Existe-t-il un « gaullo-mitterrandisme » qui s’opposerait au « néo-conservatisme à la française » ? Quels sont les grands débats de politique étrangère d’aujourd’hui ?

Une nouvelle donne

Il est clair que le monde s’est profondément transformé depuis les années 1960. Plusieurs dates marquent des ruptures. Parmi bien d’autres, citons 1973 et le premier choc pétrolier qui fait apparaître le poids des pays du Sud ; 1989 et l’écroulement de l’empire soviétique, puis l’unification allemande ; 2001 et l’irruption spectaculaire de la menace terroriste ; 2003, la seconde guerre d’Irak et le début de la déstabilisation du monde arabe ; 2011 et le mal dénommé Printemps arabe ; 2017 et l’arrivée au pouvoir d’un candidat populiste américain erratique qui contribue à nourrir le chaos.
Le monde est devenu non pas multipolaire mais chaotique ou, pour reprendre l’expression de l’ancien ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, « apolaire ». La planète est sans gouvernance et sans leadership. Après le « leading from behind » cher à Obama et « l’America first » de Trump, les Etats-Unis se sont éclipsés de la scène internationale, mais leur puissance économique et militaire reste celle d’une « hyper-puissance ». L’Europe quant à elle, prématurément élargie à l’Est, économiquement écartelée entre Nord et Sud, divisée sur des principes fondamentaux d’un État démocratique et fragilisée par le Brexit, voit son influence politique s’éroder sur la scène internationale.
L’URSS s’est écroulée mais la Russie est de retour. Certes, elle n’a pas l’ambition idéologique de changer le monde, mais la Russie défend une vision élargie de ses intérêts nationaux et parfois de façon brutale. Après la « décennie noire » et les humiliations des années 1990, elle est redevenue, malgré sa vulnérabilité économique, un acteur majeur, en particulier au Moyen-Orient.
Face à ces évolutions, le Sud, bien que disparate et peinant à afficher des positions communes, prend conscience de sa montée en puissance à la fois économique et politique.
La Chine est non seulement devenue la 2ème puissance économique mondiale mais, depuis l’arrivée de Xi-Jinping, elle développe une politique étrangère qui dépasse sa dimension commerciale pour s’afficher comme grande puissance. La nouvelle Route de la soie est à l’évidence un grand dessein géo-stratégique pour étendre son emprise aussi bien en Afrique qu’au Moyen-Orient. D’une façon plus générale le temps de l’imperium européen, franc ou indirect, est révolu et les pays du Sud s’affranchissent de tutelles trop pesantes, qu’il s’agisse de la Turquie, du Mexique ou de l’Arabie saoudite.
L’Iran, qui a su profiter des opportunités que la désastreuse intervention américaine de 2003 en Irak lui a offertes, est devenu un pays qui étend maintenant son influence du Golfe à la Méditerranée.
Des Etats faillis se sont multipliés dans le monde arabe comme en Afrique. Il s’agit d’un élément essentiel de cette nouvelle donne, qui a contribué à la diffusion du terrorisme. De la Syrie à la République démocratique du Congo en passant par le Yémen et plusieurs pays du Sahel, nombreux sont les gouvernements qui n’exercent leur pouvoir que sur une partie de leur territoire : leur autorité est contestée par des groupes violents, dont certains, comme le Hezbollah, sont puissamment armés.
Les interlocuteurs traditionnels perdent leur crédibilité tandis qu’apparaissent de nouveaux acteurs, parfois peu fréquentables, et quelquefois réellement agressifs et déstabilisateurs. Le terrorisme a exploité cette nouvelle situation : il s’agit d’un élément essentiel de cette nouvelle donne, appelée à perdurer.
Les forces populistes montent en puissance, notamment aux Etats-Unis. L’arrivée au pouvoir de leurs hérauts, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe a pris par surprise certains observateurs, pouvant avoir des conséquences graves sur la vie internationale, y compris en Europe.
Enfin de nouveaux domaines, qui relèvent nécessairement d’une approche globalisée, sont devenus des enjeux majeurs dont la diplomatie s’est emparée. A cet égard, le discours de Jacques Chirac à Johannesburg le 2 septembre 2002 – « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » — marque le début d’un engagement actif de la France dans le domaine de l’environnement.
Certaines de ces évolutions ne paraissent pas avoir été correctement anticipées, notamment l’ampleur de la menace terroriste et l’élection de Donald Trump, ou prises en considération à leur juste proportion alors même que découlent plusieurs conséquences de cette nouvelle situation.

  • Les règles du jeu ont changé. Après la parenthèse qui a suivi l’écroulement de l’URSS, les pays occidentaux ne font plus, à eux seuls, la loi internationale. La diplomatie de la canonnière n’est plus de mise. Aux Nations unies, ils doivent compter non seulement avec la Russie et la Chine, mais aussi avec les grands pays émergents de plus en plus vigilants sur les atteintes possibles au principe de souveraineté.
  • La vie internationale est devenue beaucoup plus complexe. Il n’y a plus de « monde libre » versus « l’axe du mal ». Il y a maintenant des acteurs nouveaux, nombreux, dont certains ne sont pas des Etats, et qui suscitent des alliances ou des rivalités à géométrie variable. Le partenaire d’aujourd’hui peut être l’ennemi de demain.
  • La menace terroriste est devenue une préoccupation majeure qui n’est pas près de disparaître. La victoire militaire sur l’Etat islamique en Irak et en Syrie ne doit pas faire oublier l’action terroriste de nombreux mouvements qui dans le monde arabo-musulman se réclament de Daech ou d’Al Qaïda. Il s’agit d’un élément fondamental dont doit tenir compte la politique étrangère : la lutte contre le terrorisme est devenue une priorité durable pour l’ensemble de la communauté internationale.
  • Non seulement les interventions militaires ne peuvent résoudre les problèmes politiques, mais, au contraire, elles peuvent les compliquer, comme il ressort incontestablement des interventions américaine en Irak en 2003 ou de l’OTAN en Libye en 2011 : leurs conséquences désastreuses pèsent toujours sur la sécurité du monde.
    Il apparaît de plus en plus clairement que, dans le contexte actuel, une intervention militaire ne peut réussir que si elle est légale au regard du droit international c’est-à-dire appelée par le gouvernement légitime, comme cela a été le cas au Mali, ou autorisée par le Conseil de sécurité.
    Encore convient-il de veiller à ce que l’esprit du mandat reçu soit respecté – ce qui n’a pas été le cas en Libye où la mission de protection s’est muée en regime change – et qu’une solution politique pour le « jour d’après » ait été prévue.
    Encore convient-il d’anticiper les crises et de ne pas décider dans l’urgence des interventions militaires, en République Centrafricaine ou au Mali, sans que l’on ait défini des objectifs politiques de nature à déboucher sur des solutions aux problèmes de fond qui ont rendu l’intervention nécessaire

Une continuité longtemps assumée par-delà les clivages politiques

La politique étrangère de la Vème République a marqué une rupture avec celle qui avait été mise en œuvre pendant la IVème République. Elle est marquée, avec les nuances et les adaptations nécessaires, par une grande continuité de 1958 à 2007. [4] Par-delà la personnalité des cinq présidents qui se sont succédé, du général de Gaulle à Jacques Chirac, elle a été caractérisée par quelques grands principes dont la mise en œuvre intangible a fait de la France pendant cette période un acteur majeur en Europe comme sur la scène mondiale.
Cette politique a bénéficié d’un large consensus au niveau des partis politiques comme de l‘opinion publique. Certes il a toujours existé des universitaires, des diplomates et des militaires à la sensibilité atlantiste, mais leur influence n’affectait pas ce consensus.
L’expression gaullo-mitterrandisme peut être une source de controverses et il est probable que ni le général de Gaulle, ni François Mitterrand ne la reconnaitraient comme pertinente. Un certain nombre de traits peuvent cependant être dégagés, comme de nombreux observateurs français ou étrangers l’ont souligné. [5]

  • La sécurité de la France doit passer par son indépendance stratégique. Cela implique la détention de l’arme nucléaire, le développement d’une industrie d’armement nationale, une posture indépendante vis-à-vis de l’hyper-puissance américaine comme de l’URSS devenue Russie. Ceci n’a pas fait obstacle à l’affirmation de notre solidarité avec les Etats-Unis dans le cas de crise majeure comme celle de Cuba en 1962 ou l’attaque terroriste du 11 septembre 2001. Ceci ne fait bien évidemment pas obstacle non plus au développement de la coopération avec les Etats-Unis, lorsque nos intérêts coïncident. [6]
  • Après un processus de décolonisation difficile, il convient de rechercher et d’entretenir avec les anciennes colonies françaises devenues des Etats indépendants, et plus généralement avec les pays du Sud, en Afrique comme en Asie et en Amérique latine, des relations de partenariat marquées par les intérêts mutuels et le respect de leur souveraineté. A cet égard, les gouvernements successifs ont eu comme objectif permanent de maintenir une relation équilibrée entre les pays arabes et Israël.
  • La France doit contribuer à la construction de l’Europe tout en affirmant son leadership européen en étroite concertation avec l’Allemagne.
  • La France entend marquer son attachement à la légalité internationale et au multilatéralisme. Elle doit assumer pleinement son rôle de membre permanent du Conseil de sécurité.
    Par-delà ces principes, la France entend parler avec tout le monde et agir en « honnête courtier » pour éviter une guerre qui, selon l’expression du Président Chirac, ne peut être que « la pire des solutions ».
    Ceci explique les temps forts qui ont marqué cette période : le discours du général de Gaulle à Phnom Penh en 1966 ; la déclaration européenne de Venise sur l’autodétermination du peuple palestinien initiée par Valery Giscard d’Estaing en 1980 ; les discours de François Mitterrand à Cancun en 1981 et devant le Bundestag en 1983 ; l’allocution de Jacques Chirac à l’université du Caire en 1996 sur sa « politique arabe et méditerranéenne ». Au-delà des mots, les actes qui ont suivi marquent cet attachement à l‘indépendance nationale comme à la volonté d’entretenir avec le pays du Sud des relations confiantes.
    Cette politique d’indépendance a suscité à de nombreuses reprises des crispations avec les Etats-Unis. Quelques exemples, parmi bien d’autres, nous le rappellent : en 1966 avec le discours de Phnom Penh ; en 1974 avec la rencontre Sauvagnargues–Arafat ; en 1986 avec l’opposition à la demande du Président Reagan de survol du territoire français par les avions chargés de frapper la Libye ; en 1996 à l’occasion de la shuttle diplomacy pour arrêter l’opération israélienne « Raisins de la Colère » au Sud-Liban ; en 2003 à l’occasion de l’intervention américaine contre l’Irak. La France y a gagné respect et crédibilité internationale.
    Certes des ajustements ou des inflexions ponctuelles ont pu avoir lieu mais ils n’ont pas remis en cause ces lignes directrices.

La rupture de 2007

Avec le Président Sarkozy, la rupture est évidente tant en matière de politique intérieure que de politique étrangère. Son discours à la conférence des ambassadeurs le 27 août 2007 l’annonce, du reste, avec force.
L’amitié avec les Etats-Unis est affichée avec ostentation aussi bien pendant ses vacances ce même mois à Wolfeboro que lors de son premier voyage officiel en novembre de la même année. Ce tropisme se confirme avec ses propos sur la politique de civilisation en janvier 2008.
La gestion très personnelle de la crise géorgienne, le lancement improvisé de l’Union pour la Méditerranée, présentée de manière telle qu’elle apparaît comme une machine de guerre contre l’Union européenne, le voyage en Libye pour libérer les infirmières bulgares sont vus à Bruxelles comme autant d’initiatives prises en cavalier seul.
Après le fiasco diplomatique lors de la révolution tunisienne en janvier 2011, la France se fit la championne de la promotion de la démocratie dans les pays arabes et scelle au même moment une alliance imprudente avec le Qatar, dont l’objectif était de récupérer ces révolutions pour promouvoir l’islamisme politique incarné par les Frères musulmans.
L’agressivité de la politique menée d’emblée à l’égard de l’Iran provoque une crise majeure avec ce pays. [7] L’intervention en Libye, réussie militairement se révèle vite désastreuse sur le plan politique et sécuritaire. La mise en œuvre de la responsabilité de protéger tourne au droit d’ingérence : elle rencontre une forte hostilité non seulement de la part de la Russie et de la Chine, mais également des grands pays émergents.
Paradoxalement, François Hollande suit une politique étrangère dans le prolongement de celle de son prédécesseur. S’agissant de l’Europe, la politique de contournement de l’Allemagne par l’Italie et l’Espagne, ressentie comme la création d’un « Club Méditerranée » contre Angela Merkel, tourne court. Le ton employé pour défendre la Grèce met à mal la relation franco-allemande qui continuera à pâtir de l’absence d’une conception d’ensemble et d’objectifs clairement définis, comme si les deux pays n’étaient plus en mesure de bâtir un avenir commun, mais seulement de réagir à des crises (Ukraine, accords de Minsk).
Encore cette capacité de réaction faillit-elle lorsque survient la crise sans doute la plus grave qu’ait traversée l’Union depuis la crise financière, celle des réfugiés à l’été 2015, les torts à cet égard étant, il est vrai, partagés.
Au Moyen-Orient, François Hollande sous-estime les réticences américaines et britanniques à se réengager dans cette zone, hors la lutte contre l’Etat islamique jugée prioritaire. Il sous-estime la détermination tant russe qu’iranienne de défendre le régime de Bachar al-Assad. Jusqu’en 2016, il privilégie le départ de Bachar al-Assad à la lutte contre l’Etat islamique. En août 2013, il ressent durement le recul dommageable des Etats-Unis après l’utilisation des armes chimiques par le régime syrien : ceci contribue à dégrader ses relations avec le Président Obama. Il n’a pas perçu l’importance qu’attachait celui-ci à l’accord sur le nucléaire avec l’Iran et à la fin de l’ostracisme manifesté envers ce pays.
De même, ses ambiguïtés sur la question palestinienne, l’aval donné à l’intervention israélienne à Gaza en juillet 2014 et son amitié affichée avec Benyamin Netanyahou marquent un infléchissement par rapport à la politique traditionnelle de la France. En Ukraine, la France a laissé la Commission européenne, aiguillonnée par les pays d’Europe centrale et orientale, négocier un projet d’accord d’association qui a été considéré par la Russie comme une ingérence dans son périmètre d’influence. Il en est résulté une crise politique majeure dont on n’est toujours pas sorti.
Pendant cette période, il y a également rupture dans l’approche et la définition de la politique étrangère. La tentation de l’intervention militaire et des sanctions à caractère punitif prend le pas sur la volonté de rechercher un accord par la diplomatie. D’honnête courtier, la France devient un acteur engagé, ses plus hautes autorités dénonçant personnellement tel ou tel dirigeant que « son pays ne mérite pas ».
La politique étrangère est menée sur un ton agressif avec un vocabulaire souvent guerrier. Rompant avec ce qui est le propre de la diplomatie, on diabolise l’ennemi, à l’instar de Georges W. Bush dénonçant « l’axe du mal », sans anticiper ou concevoir les formes de contact auxquelles on finira par se résoudre.
Dans le même temps, la politique étrangère est fixée en négligeant l’expertise des diplomates et des chercheurs traités avec condescendance. Qu’il s’agisse de l’Union pour la Méditerranée, de la Syrie, la Libye ou l’Iran, ceux d’entre eux qui invitent à la prudence ou qui expriment des réticences sont marginalisés ; leurs mises en garde sont écartées et les « invités du soir » davantage écoutés. Initiée par le Président Sarkozy, cette pratique se poursuit avec son successeur et son ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius.
Alors que, pendant la période précédente, la politique étrangère se déroule dans un climat largement consensuel et commun aux différentes familles politiques, à partir de 2007 elle devient clivante et source de tensions, y compris à l’intérieur même de l’Etat. Cette situation conduit plusieurs anciens ministres des affaires étrangères respectés, à marquer publiquement leur désaccord à l’égard d’une politique qui ne leur paraît pas conformes à l’intérêt national et, pour certains d’entre eux, à rejoindre le Club des Vingt qui dénonce « Les sept impasses de la diplomatie française ».
S’agit-il pour autant d’une opposition entre les anciens et les modernes, les diplomates d’expérience et les jeunes pousses médiatiques, les théoriciens de la politique étrangère et les praticiens de la diplomatie ? Poser la question en ces termes est un artifice, un moyen commode pour détourner ou esquiver le débat sur les orientations fondamentales de la politique étrangère française. En effet l’opposition est bien entre deux conceptions du rôle de la France et de sa politique étrangère.
A l’issue de cette période de dix ans, la France, pour de nombreux observateurs en France comme à l‘étranger, paraît ne plus avoir les moyens d’une véritable politique d’indépendance nationale. Par des discours intempestifs, elle a donné prise, notamment en Afrique, au reproche selon lequel elle pratiquerait une politique « néo-coloniale » même si l’intervention au Mali s’est opportunément faite dans le respect de la légalité internationale. Dans le monde arabo-musulman, l’image de la France s’est dégradée, la diplomatie française ayant rencontré des échecs même dans les pays du Golfe où pourtant la relation apparaît comme étroite. Pour certains, la France semblait s’éclipser de la scène internationale.

Néo-conservatisme et occidentalisme

L’orientation politique qui a conduit à la rupture de 2007 peut-elle être taxée de « néo-conservatrice » ? L’étiquette n’est certainement pas l’essentiel, et, qu’on l’accepte ou la récuse, le fait majeur de la rupture ne nous paraît guère contestable.
Il n’est, cependant, pas sans intérêt de s’interroger : existe-t-il un néo-conservatisme à la française ?
Ce courant est un phénomène à l’origine typiquement américain, qui a été marginalisé par l’administration Obama comme par Donald Trump. Ses promoteurs avaient pris le pouvoir sous Georges W. Bush et imposé leur doctrine interventionniste visant à promouvoir les valeurs américaines, notamment la démocratie et la libre entreprise, telles qu’elles sont formulées par ses idéologues. Son principal point d’application a été le Grand Moyen-Orient que Georges W. Bush entendait « remodeler » de la Mauritanie au Pakistan, comme il l’avait annoncé devant le cercle néo-conservateur de l’American Enterprise Institute le 26 février 2003. On mesure actuellement l’ampleur de l’échec d’une telle politique qui a ouvert la porte à l’influence iranienne et contribué au développent du chaos au Moyen-Orient : on comprend que ceux qui s’inscrivaient dans ce courant en France ne souhaitent pas lui être assimilés !
Quoi qu’il en soit, il est vrai qu’une sensibilité atlantiste, privilégiant la relation avec les Etats-Unis, a toujours existé au sein du ministère des affaires étrangères comme parmi les chercheurs, notamment ceux qui s’intéressaient aux questions politico-militaires. Mais il est évident que son influence a décru entre 1958 et 2007 même si ses tenants ont essayé à plusieurs reprises, notamment en 2003, d’infléchir la politique étrangère, en particulier au Moyen-Orient.
Elle a retrouvé sa vigueur dans le courant des années 2000, ne cachant pas alors sa sympathie à l’égard du néo-conservatisme incarné par l’administration Bush. Plusieurs représentants de ce courant plaident, en vain, pour l’engagement de la France au côté des Etats-Unis dans leur intervention en Irak en 2003. Sous les mandats de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, cette sensibilité devient plus influente sans pouvoir être cataloguée de droite ou de gauche dans la mesure où elle transcende les orientations politiques. Les intéressés récusent le terme même de « néo-conservateurs », [8] même si certains d’entre eux reconnaissent partager certaines des idées de cette mouvance.
Avec l’arrivée de l’administration Obama, elle prend une attitude très critique déplorant son absence de leadership, aussi bien au Moyen-Orient que vis-à-vis de la Russie. Ces critiques sont renouvelées à l’égard du Président Trump dont la politique "America first" leur apparaît également dommageable. Ainsi ce nouveau courant atlantiste n’est plus en mesure de se montrer inconditionnel et doit évoluer en fonction de la capacité manifestée par le président américain d’affirmer son leadership sur les affaires du monde.
On comprend, dans ces conditions, qu’un chercheur comme Christian Lequesne [9] ait proposé l’expression « occidentalisme » pour caractériser les positions des diplomates ou des chercheurs concernés. Un autre terme peut être utilisé, celui de « néo-atlantiste ». Leur point commun, souligné par Christian Lequesne comme par Bertrand Badie, [10] est un attachement à « la référence voire à l’identité occidentale (qui) devient la matrice d’une nouvelle politique étrangère ».
Ainsi, à la Conférence sur la Sécurité qui se tient à Munich en février 2009, le Président Sarkozy utilise-t-il à plusieurs reprises l’expression « famille occidentale », expression tout à fait nouvelle dans la formulation de la politique étrangère, qui implique un attachement à l’Otan, le recours à un interventionnisme croissant, même sans l’aval des Nations unies si besoin est, une prévention vis à vis de la Russie, et le recours à une « diplomatie de punition », maniant volontiers l’arme des sanctions.
Ardents pourfendeurs de la « Rue arabe » — acception aussi péjorative qu’injuste relative aux prétendus préjugés des responsables successifs de la direction Afrique du Nord / Moyen-Orient du ministère des affaires étrangères qui ont le tort de bien connaître cette zone sensible — les « néo-atlantistes » se montrent plus enclins à s’aligner sur la politique israélienne de Washington.
Dans le même temps l’influence des think-tanks américains se développe et se fait également sentir à travers leurs antennes, en nombre croissant en France comme à Bruxelles, à proximité des institutions européennes. Ils répandent la doxa américaine à travers l’accueil de chercheurs étrangers aux Etats-Unis et, en Europe, en multipliant partenariats, colloques et séminaires.
L’élection d’un président jeune comme Emmanuel Macron, qui se réfère lui-même explicitement au « gaullo-mitterrandisme », redonne un nouveau souffle à cette vision stratégique française que tant de bons esprits espéraient avoir été remisée au placard.

Quelle politique étrangère pour la France ?

L’échéance électorale présidentielle a été une occasion de faire le bilan de la politique étrangère du Président Hollande et de faire des propositions d’orientations pour le futur. Plusieurs anciens ministres des affaires étrangères y ont contribué. Il en est de même du Club des Vingt, [11] de l’ouvrage collectif dirigé par Thierry de Montbrial et Thomas Gomart [12] et, pour le Maghreb et le Moyen Orient, du groupe Avicenne [13]) qui s’était déjà manifesté en 2007 et 2011.
Dans cet exercice de réflexion, l’article de Justin Vaïsse est une contribution intéressante. Il identifie huit débats pour lesquels il pose la problématique, sans toutefois proposer ni même chercher à esquisser des orientations politiques. Ces points sont repris en proposant cette fois brièvement une orientation.
1) Les moyens de la politique étrangère :
Il est évident pour tous que ces moyens ne sont pas à la mesure des ambitions de notre pays, de surcroît membre permanent du Conseil de Sécurité. La part du budget du ministère des affaires étrangères dans le budget de l’Etat n’a cessé de décroître, passant de 1,77 % en 1980 à 1,08 en 2017 alors qu’il s’agit d’une mission régalienne par excellence. Constituant un élément essentiel pour la sauvegarde de notre sécurité au sens large, il conviendrait de fixer, comme pour les moyens de la défense, un objectif adéquat en termes de PNB.
2) L’avenir de l’Union européenne :
L’échec des référendums français et néerlandais sur la Constitution européenne en 2005 a gelé toute réflexion sur l’adaptation des institutions et mécanismes pourtant nécessaire pour remédier à l’essoufflement de « l’Europe des petits pas » chère aux pères fondateurs (et qui était sans nul doute l’approche appropriée dans la période de l’après-guerre) et répondre aux défis engendrés par les vagues d’élargissement qu’a connues l’Union. L’Europe devra également se donner les moyens de mieux défendre ses intérêts dans la compétition économique mondiale. Dans ces domaines, le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a formulé des propositions stimulantes.
3) Les interventions militaires :
Il est fondamental qu’il n’y soit fait recours qu’en dernier ressort, après que tous les efforts diplomatiques ont été consentis et en s’assurant des conditions suivantes : strict respect de la légalité internationale, soit par validation du Conseil de sécurité des Nations unies, soit en application d’un accord avec le gouvernement légitime ; définition préalable d’une alternative crédible ; pertinence au regard des intérêts de la France. Il convient en outre d’évaluer l’effectivité et l’utilité des sanctions internationales, dont les effets pervers sont connus.
4) L’Afrique :
C’est devenu un lieu commun d’affirmer que l’Afrique est un continent d’avenir avec lequel la France et l’Europe doivent entretenir des relations privilégiées. Plusieurs de nos partenaires, en particulier l’Allemagne, prennent conscience de l’importance de définir conjointement une politique africaine ambitieuse et de contribuer à son développement. Il est de l’intérêt de la France de s’inscrire dans cette perspective, même si cela ne doit pas la conduire à oublier qu’il lui revient de maintenir une politique propre, notamment en se donnant les moyens financiers et institutionnels de restaurer une coopération active.
5) La Chine :
En passe de devenir une hyper puissance, la Chine fait preuve d’une présence diplomatique de plus en plus active et affirmée sur la scène internationale. Il importe dès lors de l’associer plus étroitement, mais sans naïveté, à la gouvernance mondiale à tous les niveaux.
6) La Russie :
Après une longue période d’effacement et de repli consécutive à la déségrégation de l’empire soviétique, la Russie de Vladimir Poutine est de retour en force, de manière parfois brutale, en Europe comme au Moyen Orient même si cette puissance réaffirmée reste fragile. La France est un partenaire de longue date qui a entretenu un dialogue exigeant mais constant avec le Kremlin et largement investi dans son économie. Nos deux pays ayant aujourd’hui des intérêts communs qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme ou d’un règlement pacifique des conflits au Moyen-Orient, nous devons établir une relation franche et constructive si l’on souhaite trouver des solutions durables à ces problèmes.
7) Le Golfe arabo-persique :
Il s’agit d’une région dont il convient de préserver le fragile équilibre tant sa déstabilisation serait potentiellement grave. La France doit préserver sa capacité à parler sans parti pris à l’Arabie saoudite, dont l’évolution récente suscite bien des questions, comme à l’Iran qui étend sa sphère d’influence, de même qu’elle doit être en mesure de s’adresser aux sunnites tout aussi bien qu’aux chiites. Alors que les bruits de bottes se font plus insistants, l’objectif de notre action doit être de contribuer à la mise en place d’un véritable pacte régional de sécurité et de coopération, sur le modèle du processus d’Helsinki à son origine.
8) L’ONU et le multilatéralisme :
A l’heure où la planète est confrontée aux risques que constituent le réchauffement climatique, l’accès aux ressources hydrographiques, la menace nucléaire, le trafic de drogues et d’êtres humains, la montée du terrorisme, la cyber-sécurité, la croissance démographique et les migrations internationales, parmi les plus importants, comment ne pas admettre que seules des institutions internationales confortées et une gouvernance mondiale reconnue peuvent répondre à de tels défis globalisés.
Justin Vaïsse paraît penser qu’il n’existe plus aucun débat autour du leadership américain. Il reste par ailleurs discret sur les questions majeures que sont également le chaos moyen-oriental, les menaces à la stabilité du Maghreb et les problèmes de sécurité au sens large. Ces quatre sujets méritent également d’être débattus.
9) Les Etats-Unis :
Bien qu’alliés indéfectibles depuis deux siècles et demi, la France et les Etats-Unis ont des intérêts qui ne coïncident pas forcément. Les États Unis restent une hyper-puissance à vocation hégémonique tant sur le plan politique qu’économique. Il ne s’agit pas là d’une obsession mais simplement d’un constat.
Ainsi la guerre commerciale annoncée ou l’application extra-territoriale des lois américaines ne peuvent qu’affecter nos intérêts économiques. Le développement incontrôlé des GAFAs et leur emprise sur l’économie numérique, les errements de la planète financière et les dérives des paradis fiscaux ne peuvent trouver de riposte qu’au niveau européen.
De plus, Washington suscite aujourd’hui des interrogations majeures quant à la stabilité internationale du fait du comportement erratique et imprévisible de son actuel président, comme le démontre sa récente décision de transférer l’ambassade américaine à Jérusalem. La France doit contribuer d’une façon plus générale à déjouer les effets potentiellement déstabilisateurs de la nouvelle politique américaine, notamment au Moyen-Orient.
10) Le Moyen-Orient :
L’intérêt de la France ne peut évidemment se limiter au Golfe arabo-persique et s’étend naturellement au Moyen-Orient dans son ensemble dont le chaos actuel va perdurer pour un temps indéterminé. Cette région reste pour nous une préoccupation majeure du fait de sa proximité géographique et de l’impact des événements qui s’y déroulent sur la politique intérieure française.
Loin d’être surestimée, cette priorité demeure au premier rang des préoccupations de notre diplomatie, laquelle doit contribuer à la stabilité de cette zone où la pauvreté, le terrorisme, la mauvaise gouvernance, la sécurité d’Israël et la question palestinienne restent des ferments de crise.
Sur tous ces sujets, la France doit être présente, marquer son intérêt, être attentive et susciter initiatives, dialogues et coopérations. L’objectif de la politique étrangère française doit être, alors que des risques de nouveaux affrontements militaires aparaissents, de prévenir ceux-ci et de contribuer à la solution des conflits en cours, notamment en Syrie et au Yemen.
11) Le Maghreb :
La France entretient des relations très étroites avec cette région compte tenu de sa proximité géographique, de ses liens historiques et de l’importance de la communauté d’origine maghrébine sur son territoire. Au-delà de la Libye plongée dans le chaos, le Maghreb, en apparence stable, montre des signes de fragilité notamment en Algérie en cette période de fin de règne.
Dès lors, il convient plus que jamais d’accorder attention et appui à la Tunisie en reconstruction démocratique, de soutenir le processus onusien en Libye, de favoriser une pleine réconciliation avec l’Algérie et de consolider le partenariat avec le Maroc. La priorité maghrébine devrait se concrétiser à travers la mise en place d’un véritable « Plan d’action Maghreb », tel qu’envisagé en 1998 avec la faveur des élites locales.
12) La sécurité :
Diplomatie et sécurité doivent aller de pair. Il ne peut y avoir de lutte efficace contre le terrorisme sans action extérieure guidée par la priorité sécuritaire, que ce soit au Moyen-Orient ou en Afrique. Notre sécurité dépend aujourd’hui encore de notre capacité de dissuasion nucléaire face aux ambitions affichées des puissants de ce monde ou de la Corée du Nord et à un moment où la pertinence et l’efficacité du Traité de non-prolifération sont de plus en plus contestées.
Chacun de ces douze sujets mérite un débat approfondi afin de concevoir et mettre en œuvre une approche globale et cohérente de notre politique étrangère en lien avec nos partenaires de l’Union européenne.

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Les orientations prises par le Président Macron semblent aller dans le sens des préoccupations qui viennent d’être exprimées et marquent, de manière éclatante, le retour de la France sur la scène internationale. Parlant à tout le monde, elle retrouve son statut d’« honnête courtier » désireux et susceptible de rétablir la stabilité dans les zones de chaos. Affirmant son indépendance de jugement et soulignant l’importance du multilatéralisme et du respect de la légalité internationale, elle est à nouveau écoutée et attendue à l’heure où le repli national et l’unilatéralisme américains perturbent tous les repères. Rappelant haut et fort son attachement à la construction européenne, elle reprend sa place prééminente au sein de l’Union européenne et redonne souffle et équilibre au couple franco-allemand.
Sur le long terme cette politique n’atteindra sa pleine crédibilité qu’à la condition de retrouver les voies d’une croissance économique durable, d’une compétitivité restaurée, d’un équilibre de ses comptes extérieurs et d’un budget public maîtrisé. Elle suppose également la mobilisation d’un outil diplomatique et militaire disposant des moyens humains et financiers capable de la mettre en œuvre à la hauteur de ses ambitions.

[1Voir en particulier l’entretien du président Macron dans Le point du 31 août 2017

[2"La politique étrangère de la France n’est pas néo-conservatrice".Tribune signée de Bruno Tertrais, Benjamin Hadda, Joseph Bahout, Olivier Schmitt et Nicolas Tenzer.

[3"Le passé d’un oyymore : le débat français de politique érangère". Esprit N° 439.

[4Frédéric Charillon : "La politique étrangère de la France", La documentation française 2011. Ph. Gordon : "A certain idea of France : French Security Policy and the Gaullist Legacy", Princeton University press, 1993.

[5Voir en particulier Bertrand Badie : "Nous ne sommes plus seuls au monde", La découverte, 2016.

[6La concertation franco-américaine qui a abouti à la résolution 1559 du conseil de sécurité de l’ONU en 2004 enjoigant à la Syrie d’évacuer ses troupes du Liban, entre dans ce cadre.

[7Lors de son discours devant les ambassadeurs le 27 août 2007, le président Sarkozy pose "l’alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran".

[8"Notre politique étrangère n’est pas néo-conservatrice", tribune citée plus haut.

[9"Ethnographie du quai d’Orsay", Ed. CNRS, 2017.

[10O.p. cité

[11"Péchés capitaux, les 7 impasses de la diplomatie française", Le Cerf, 2016.

[12"Notre intérêt national. Quelle politique étrangère pour la France ?", Odile Jacob, 2017.

[13"Maghreb-Moyen-Orient, une priorité de politique étrangère pour la France" (https: //groupeavicenne.wordpress.com