Au moment où la démocratie est menacée dans le monde, où, de Moscou à Pékin, elle est foulée aux pieds par les grandes puissances, où même aux Etats-Unis, qui en furent longtemps le rempart, elle montre, sous la présidence de Donald Trump, d’inquiétants signes de fragilité, l’Europe a choisi de reprendre le flambeau en se portant à la tête du combat pour l’Etat de droit à la fois chez elle et hors de ses frontières. Chez elle, parce que le respect de l’Etat de droit fait partie de ses valeurs fondatrices et qu’il contribue à protéger les citoyens « du règne de la loi du plus fort », comme l’a rappelé la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dans son récent discours sur l’état de l’Union. Hors de ses frontières, parce qu’elle croit, selon Mme von der Leyen, à « la valeur universelle de la démocratie » et doit donc « toujours dénoncer les violations des droits de l’homme lorsqu’elles se produisent et où que ce soit, à Hongkong ou chez les Ouïghours ».
L’Europe n’est certes pas exempte de reproches dans ce domaine mais, à la différence des Etats autoritaires qui sont encore majoritaires sur la planète, elle en débat publiquement, accepte la critique, se plie aux contrôles. Elle a partout mis en place des institutions qui visent à assurer une « vigilance permanente », comme le dit Mme von der Leyen, à l’égard des éventuelles violations du droit. C’est même l’une des conditions de l’entrée dans l’Union européenne, une organisation fermée aux dictatures et à tous les régimes qui refusent d’appliquer la règle de droit. Ceux qui se dérobent à cette obligation, comme aujourd’hui la Hongrie et la Pologne, qui prétendent se distinguer des démocraties libérales au nom d’un « illibéralisme » brandi comme une bannière, encourent des sanctions de la part de leurs partenaires européens. Des procédures sont en cours, qui pourraient aller jusqu’à des sanctions financières contre les Etats fautifs. Le combat est engagé.
Les quatre grands piliers
Ce combat commence donc en Europe, appelée à donner l’exemple au reste du monde. La Commission européenne s’est saisie de la question. Elle a décidé de publier chaque année un rapport sur l’Etat de droit au sein de l’Union européenne. Le premier rapport vient d’être publié. Ce document, qui dresse un état des lieux dans les vingt-sept pays de l’Union, est présenté par Mme von der Leyen comme un « outil de prévention » permettant « de détecter rapidement les problèmes et de trouver des solutions ». Il est aussi et surtout un moyen de faire pression sur les Etats récalcitrants pour tenter de les remettre dans le droit chemin. Le rapport distingue quatre grands piliers de l’Etat de droit : l’indépendance de la justice, la lutte contre la corruption, le pluralisme et la liberté des médias, l’équilibre des pouvoirs. Il analyse en détail la façon dont les Vingt-Sept mettent en œuvre, dans ces quatre domaines, les principes de la démocratie. A lire ses conclusions, la plupart des pays européens respectent pour l’essentiel les règles de droit. Comme il était prévisible, les deux Etats qui suscitent les plus vives inquiétudes sont la Hongrie et la Pologne, deux pays qui sont déjà dans le collimateur de l’Union.
Il ne sera pas facile de convaincre ces deux Etats que les valeurs démocratiques ainsi conçues « font partie de notre identité commune en tant qu’Européens », comme le dit Mme von der Leyen. Il sera encore plus difficile d’amener à résipiscence les pays qui, hors de l’Union européenne, manifestent la plus grande indifférence à l’égard de l’Etat de droit. Les Européens, en effet, ne veulent pas se contenter de balayer devant leur porte. Ils entendent défendre leurs principes au-delà de leurs frontières. Aussi n’hésitent-ils plus à condamner, avec plus ou moins de force, les atteintes au droit commises aux quatre coins du monde : en Biélorussie, où l’Union se dit « du côté du peuple biélorusse », en Russie, où elle stigmatise la tentative d’assassinat de l’opposant Alexeï Navalny, en Turquie, en Chine, partout où les droits de l’homme sont bafoués par des autocrates. « Le droit régresse partout, note Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, dans un récent éditorial, et c’est pour l’Europe un défi ».
Répondre au défi
Reste à savoir si l’Union européenne est capable de répondre à ce défi. La chercheuse Judy Dempsey, rédactrice en chef de Strategic Europe, juge « ambigu » le combat des Européens parce qu’ils ne se donnent pas vraiment les moyens de le mener à bien et parce que leurs actes ne correspondent pas toujours à leurs engagements. Il est vrai que l’Union européenne est largement impuissante à imposer le respect de l’Etat de droit, aussi bien sur son territoire, où certains pays continuent de refuser les normes démocratiques, qu’à l’extérieur, où, selon Jean-Dominique Giuliani, « de plus en plus la force prime le droit ». Au moins a-t-elle le mérite de se battre, avec plus ou moins de détermination, pour la bonne cause. Comme l’écrit le président de la Fondation Robert Schuman, « si l’Europe ne reste pas, grâce au droit, la gardienne des libertés et l’exemple de la démocratie pluraliste, qui le fera ? »
Thomas Ferenczi