L a grève qui s’est déroulée le 2 juin 2022 au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, tant à l’administration centrale que dans les postes à l’étranger, est sans précédent par son ampleur et sa nature. Annoncée par une tribune signée par cinq cents diplomates et relayée par celle de plus de cinquante anciens ambassadeurs et directeurs [1], cette manifestation a réuni de nombreux cadres, y compris des directeurs du ministère, et témoigne d’un malaise profond, accentué récemment par une réforme systémique brutalement mise en œuvre. Par delà la suppression du corps des conseillers et ministres plénipotentiaires, c’est bien le risque de confier le métier diplomatique à des agents, nommés par acte discrétionnaire, qui s’improviseraient diplomates du jour au lendemain. Cette grève intervient à un moment où le métier diplomatique connaît une profonde mutation : il est d’autant plus indispensable qu’il s’inscrit dans un contexte international plus compliqué et plus dangereux. Certes, le rôle des diplomates est immuable dans sa nature, qui est de représenter la France, de protéger ses intérêts et ses ressortissants, de s’informer et d’informer leurs autorités, de négocier [2] . Mais il s’exerce aujourd’hui avec de nouveaux moyens d’information et de communication et surtout, depuis le début de ce siècle, dans un contexte différent, caractérisé par des enjeux majeurs et violents. L’ordre international est bouleversé et un nouveau monde apparaît, avec un Sud qui n’accepte plus le récit de l’Occident dont il conteste les valeurs. Les enjeux des « affaires globales » (environnement, pauvreté, pandémies, terrorisme, drogues) ont étendu le champ de la diplomatie. Les diplomates jouent un rôle essentiel dans la gestion des crises, qu’ils soient en poste dans des États faillis de plus en plus nombreux en Afrique comme au Moyen Orient, ou dans des pays en guerre. Ils doivent prendre en compte l’apparition de nouveaux acteurs de la vie internationale (organisations non gouvernementales, think tanks, entreprises multinationales, entre autres). Le rôle de communicant est devenu essentiel tout à la fois pour décrypter des informations pléthoriques et orientées et contrer les fake news. De plus, des qualités managériales sont requises pour gérer des équipes pluri disciplinaires dans des pays lointains et souvent dans un environnement hostile. Être diplomate suppose à la fois des qualités humaines et professionnelles spécifiques, une expérience progressivement acquise et la capacité de faire face à des situations concrètes difficiles.
Un réel malaise
Il est indéniable qu’un malaise s’est progressivement développé au sein du ministère des Affaires étrangères, notamment depuis le début de ce siècle, pour de nombreuses raisons. Le Quai d’Orsay, qui représente l’un des plus petits budgets de l’État (0,7 %), est paradoxalement celui qui a le plus souffert de la rigueur budgétaire depuis une trentaine d’années. Dans un récent rapport, la Cour des comptes constatait que les effectifs y avaient été réduits de 50 %, obligeant les ministres à des choix douloureux en limitant de façon drastique le nombre d’agents expatriés à quelques unités dans les ambassades jugées non prioritaires. Cette rigueur a atteint aussi l’action culturelle à l’étranger, alors que le soft power joue un rôle d’influence de plus en plus évident. Déjà, par une tribune publiée le 6 juillet 2010 dans Le Monde, Alain Juppé et Hubert Védrine avaient attiré l’attention sur les risques d’une telle évolution pour l’efficacité de notre politique étrangère [3] . Cette situation est d’autant plus anormale que nos partenaires occidentaux consolident leur présence avec des budgets en général bien supérieurs et que la Russie comme les pays émergents, dont beaucoup ont des diplomaties agressives, Chine, Inde et Turquie notamment, renforcent avec efficacité leurs moyens et leurs réseaux.
Dans le même temps, de nombreux ministères régaliens ou techniques mettaient en place des directions internationales et créaient en ambassade des postes d’attachés ou de conseillers spécialisés. Si l’évolution pouvait se comprendre avec l’internationalisation et la mondialisation de tous les sujets, cette inégalité de traitement a été mal perçue, surtout lorsque certains ministères puissants et bien dotés, comme ceux de l’Économie et des Finances ou de l’Intérieur, rechignaient à accepter le rôle de coordination de l’action extérieure dévolue au Quai d’Orsay et à l’ambassadeur, qui représente chacun des ministres et « coordonne et anime » les services de l’État à l’étranger. Par ailleurs, le développement de la diplomatie des tweets et des réseaux sociaux, souvent indigente et parfois malencontreuse, a eu quelques effets pervers auxquels il convient de remédier.
La relation avec l’Élysée a eu tendance à se dégrader par rapport au début de la Ve République. Si la primauté du président en matière de politique étrangère est évidente, celle-ci était définie en relation étroite avec le ministre des Affaires étrangères et son administration, qui étaient chargés tout à la fois de faire des propositions et d’assurer leur mise en œuvre. La relation de confiance était forte et le chef de l’État n’avait auprès de lui qu’un nombre limité de collaborateurs pour les questions inter nationales : le président Giscard d’Estaing n’en avait que trois. On a assisté à un gonflement progressif de l’équipe des diplomates tel qu’aujourd’hui, on constate que chaque direction du Quai d’Orsay est en quelque sorte doublée par un collaborateur du conseiller diplomatique de la présidence. Déjà, le lien de confiance avait été affecté par le mépris non dissimulé du président Sarkozy à l’égard des diplomates, comme d’ailleurs à l’égard d’autres agents de l’État, civils ou militaires, par son amateurisme diplomatique et par son obsession du court terme médiatique. Il est sûr que la dénonciation de « l’État profond », évoqué par le président Macron à la Conférence des ambassadeurs de 2019, a été mal ressentie par les diplomates. D’une façon générale, l’impression est que la politique menée par la France est trop souvent plus influencée par des préoccupations de court terme que par la poursuite d’objectifs à long terme, qui n’ont pas été véritablement définis. S’y ajoute le sentiment que la France, après de récents revers diplomatiques, a vu son rôle décliner aussi bien au niveau européen que mondial.
Enfin, la politique de gestion du personnel menée depuis plusieurs années, fortement influencée par l’Élysée, qui conjugue errements dans le déroulement des carrières avec limogeages brutaux ou nominations météoriques après passage en cabinet ministériel ou présidentiel, est de plus en plus critiquée.
Une réforme contestée
La réforme de la haute fonction publique, caractérisée notamment par la suppression de l’École nationale d’administration et la création de l’Institut national du service public (INSP), a provoqué plus que des dommages collatéraux sur le Quai d’Orsay. En effet, cette réforme n’impliquait pas nécessairement la suppression des différents corps diplomatiques. Cette suppression a été ressentie comme une brimade non justifiée. Par-delà les préoccupations qualifiées de « corporatistes » par la ministre de la Fonction publique de l’époque, c’est bien le souci de préserver l’avenir d’un métier et d’un corps diplomatique qui a fait ses preuves, reconnues par nos partenaires, y compris les plus malveillants. Pour apaiser cette réaction, le président a accepté la tenue d’états généraux de la diplomatie qui, lancés le 28 octobre 2022 par Catherine Colonna, devraient déboucher sur des propositions en mars 2023. Le champ de ce dialogue sans précédent est particulièrement ouvert : il évoquera les défis de la diplomatie, le métier de diplomate et ses conditions d’exercice, le rôle du Quai d’Orsay comme chef de file de l’action extérieure de l’État, avec la volonté affichée de recueillir, de façon orale ou écrite, identifiée ou anonyme, le point de vue et les contributions de tous les agents du ministère.
Même si la tenue de ces états généraux répond aux vues des diplomates en grève de tenir des assises de la diplomatie, ce lancement a été accueilli avec des sentiments mitigés. Ne viennent ils pas trop tard, alors que la réforme de la haute fonction publique sera complétement en place dès janvier 2023 ? Ce dialogue, qui englobe des sujets aussi vastes que les défis de la diplomatie ou le rôle du Quai d’Orsay au sein de l’État, n’aurait il pas comme objectif de noyer les sujets qui fâchent dans un océan de considérations générales ? La réponse des syndicats, qui ont demandé en vain la suspension de la réforme jusqu’à la conclusion des états généraux, a été en définitive « constructive, mais vigilante », en prenant au mot l’expression du président qui a incité les diplomates à « enrichir » la réforme.
Dans ce contexte, les principales préoccupations des diplomates sont d’ores et déjà bien identifiées. La première est de souligner l’importance des défis qui vont marquer la vie internationale dans les années qui viennent : le basculement géopolitique créé par l’agression russe en Ukraine, la montée en puissance de la Chine et des pays émergents du Sud, la relation entre les États-Unis et l’Europe, l’affirmation de la souveraineté de l’Europe, l’importance des affaires globales, notamment les questions énergétiques et climatiques. Renforcer les moyens et le rôle du ministère des Affaires étrangères dans son rôle de coordination de l’action extérieure de l’État, notamment vis à vis des ministères de la Défense, de l’Économie et des Finances, et de l’Intérieur, est également considéré comme une priorité.
Mais parmi les sujets les plus sensibles, il y a une vigilance particulière pour que le métier de diplomate soit exercé par des professionnels reconnus en raison de leur expérience internationale, de leur connaissance des langues étrangères, de leur aptitude à gérer des situations de crise, de leur aisance dans le maniement des nouvelles technologies de l’information et de leur acceptation des contraintes de l’expatriation. À cet égard, le recrutement des anciens élèves de l’INSP devrait se faire, de façon collégiale, sur la base de critères respectant ces exigences, en évitant tout risque de népotisme ou de politisation. Il devrait en être de même de l’accueil et de l’accès des contractuels à des postes de responsabilité et de la possibilité pour un agent, quel que soit son grade, de se porter candidat à des postes d’encadrement supérieur. Cet accès ne devrait pas être biaisé par un recours à la cooptation, qui ne peut conduire qu’à l’amateurisme. Le système envisagé de « l’appariement », censé faire coïncider les souhaits des candidats et les besoins des ministères, joint la lourdeur bureaucratique à l’absence de garantie d’objectivité.
Il y a une vigilance particulière pour que le métier de diplomate soit exercé par des professionnels reconnus
Enfin, il y a le souci d’obtenir la garantie que ceux qui ont choisi par vocation le ministère des Affaires étrangères, issus de l’INSP, du concours d’Orient ou de celui de secrétaire des Affaires étrangères, pourront, à l’issue de leurs mobilités extérieures, faire leur carrière pour l’essentiel au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. En effet, on ne s’improvise pas ambassadeur. Une carrière de diplomate se construit : il est indispensable pour le Quai d’Orsay d’avoir des cadres supérieurs qui ont le temps d’acquérir progressivement une véritable expérience et expertise du métier diplomatique.
Ainsi, ces états généraux sont sans doute une opportunité, avec des enjeux majeurs, pour l’avenir de notre diplomatie. Il est probable qu’un consensus puisse se faire sur les défis de notre politique étrangère et le rôle du ministère, encore convient il que les grandes orientations de notre politique étrangère soient bien formulées et confirmées par le président. En revanche, les débats sur le métier diplomatique et ses conditions d’accès seront plus difficiles, avec l’objectif de préserver les intérêts de la France sur le long terme.
Il est impératif que la « fluidité », qui est un des principes de base de la réforme de la haute fonction publique, et l’affirmation du « professionnalisme » diplomatique soient conciliables. Si ces états généraux ne débouchent pas sur des résultats tangibles et des moyens accrus, cet exercice risque de susciter frustration, désaffection à l’égard de ce métier exigeant et persistance d’un malaise profond chez les diplomates. C’est l’avenir même de notre politique étrangère et de sa crédibilité qui est en jeu.