Le pouvoir russe ébranlé

En politique, l’inimaginable peut se produire. Qui s’attendait, il y a trente ans, à la chute du communisme et à l’effondrement de l’empire soviétique ? Peu de monde en vérité : aux yeux de la grande majorité des observateurs, le système issu de la révolution bolchevik de 1917 apparaissait comme inébranlable, à travers ses incarnations successives, de Lénine à Staline, de Khrouchtchev à Brejnev, d’Andropov à Tchernenko. L’opposition était muselée, le peuple passif, la « nomenklatura » solidement installée aux meilleures places de la hiérarchie politique et sociale. Les dirigeants se succédaient plus ou moins paisiblement à la tête de l’Etat sans toucher aux principes mêmes sur lesquels reposait celui-ci. Rien ne semblait menacer le pouvoir établi. Puis vint Gorbatchev et le grand bouleversement auquel il ouvrit la voie, à la stupéfaction de tous.

Le « poutinisme » occupe désormais à Moscou la place qui fut avant lui celle du communisme. Il donnait l’impression, jusqu’à la révolte d’Evgueni Prigogine et de ses milices, d’être aussi indéboulonnable que les dictatures d’antan. Vladimir Poutine, croyait-on, tenait les rênes d’une main ferme, réprimant avec sévérité tout mouvement de révolte et affichant sa toute-puissance face à ceux qui avaient l’audace de se lever contre lui. La guerre en Ukraine, premier pas vers la reconstitution de l’empire russe, couronnait son ambition impériale, qui rappelait, au-delà même du bolchevisme, le temps des tsars. L’Europe tremblait devant ses menaces. Rares étaient ceux qui imaginaient que son régime pouvait vaciller, voire s’écrouler, sous les effets d’une guerre absurde. Certes il ne s’est pas écroulé mais pour la première fois il a donné des signes de faiblesse quand les troupes de Wagner ont marché sur Moscou.

La vulnérabilité du maître du Kremlin

Il est vrai qu’Evgueni Prigogine a demandé à ses hommes, au bout de quelques heures, de faire demi-tour bien avant d’atteindre Moscou et de regagner leurs cantonnements. On ne connaît pas exactement les conditions auxquelles s’est plié le chef de Wagner, par l’entremise du président biélorusse Alexandre Loukachenko, on ne sait pas non plus si les engagements pris de part et d’autre seront respectés, mais il est certain que l’épisode a profondément ébranlé le pouvoir de Vladimir Poutine et que la façon dont il a réagi à la folle entreprise d’Evgueni Prigogine a montré la vulnérabilité du maître du Kremlin. Les troupes de Wagner sont entrées sans coup férir dans la ville de Rostov, quartier général de l’armée russe en campagne, leur équipée n’a rencontré aucune résistance, la population les a accueillies avec bienveillance, et surtout le président russe, après avoir qualifié, dans un premier temps, son ancien ami de « traître », s’est rallié sans gloire au compromis proposé par le président biélorusse.

Qu’est devenu le chef tout-puissant, craint, sinon respecté, de ses compatriotes et capable d’affirmer son autorité face à ceux qui la contestent ? Où est le maître du Kremlin garant du maintien de l’ordre public et premier responsable d’un gouvernement fort ? « Vladimir Poutine a été humilié face à son peuple, ses subordonnés, ses alliés et ses ennemis », note dans Le Monde un spécialiste de la Russie, Julien Vercueil. En moins de vingt-quatre heures, le système a failli basculer dans le chaos comme a implosé naguère le régime communiste. Reconnaissons que le basculement n’est pas allé à son terme et que Vladimir Poutine est parvenu à redresser la situation. Mais le coup n’est pas passé loin.

« Le pouvoir peut tenter de colmater les brèches, estime dans Le Monde une experte de la Russie, Anna Colin Lebedev, mais le doute s’insinue, se diffuse et peut altérer l’allégeance au régime ». S’ajoutant aux assauts de deux groupes paramilitaires dans la région de Belgorod il y a quelques semaines, l’affaire Wagner, quel que soit l’avenir de cette milice, a révélé la fragilité du régime russe et la pusillanimité de l’ex-agent du KGB devenu président de la Fédération de Russie. Il se peut que le putsch d’Evgueni Prigogine reste sans lendemain et que Vladimir Poutine maintienne son emprise sur le pays, malgré son autorité chancelante. Les lendemains sont incertains. Mais cet épisode nourrit au moins l’espoir d’une révolution à venir.

Thomas Ferenczi