« Les traces de nos prédécesseurs nous effrayent »

Dans un commentaire pour le magazine de Hambourg Der Spiegel, l’historien Heinrich August Winkler s’interroge sur l’étrange sympathie dont la Russie et le régime de Vladimir Poutine disposent dans certains milieux intellectuels allemands. Pour les industriels qui font des affaires avec Moscou, l’explication est évidente. Pour les autres, l’historien remonte aux années 1920-1930 où les bolchéviks jouissaient du soutien des milieux les plus conservateurs. Heinrich August Winkler a été professeur à l’université Humboldt de Berlin jusqu’en 2007. Le troisième volume de son « Histoire de l’Occident » devrait paraître bientôt en allemand. Voici des extraits de son article du Spiegel, traduits par la rédaction.

« La communauté des sympathisants de Poutine est un ensemble bigaré. Elle va des conservateurs à la gauche radicale en passant par deux anciens chanceliers [Helmut Schmidt et Gerhard Schröder]. Quelles que soient leurs divergences, ils sont d’accord sur un point : l’annexion de la Crimée par la Russie a beau ne pas avoir été correcte du point de vue du droit international, d’un point de vue historique plus élevé elle peut se justifier ou au moins se comprendre […]

Nombre d’apologistes de l’annexion vont encore plus loin. Un des porte-parole adjoint du parti Alternative pour l’Allemagne [anti-euro] a expliqué que le président russe, alors qu’après 1989 aucun ordre de paix européen n’avait été construit, s’est souvenu « de la vieille tradition tsariste : le rassemblement de la terre russe ». Ca s’appelle la culture du nationalisme ethniciste (völkisch). Appliqué à l’Allemagne, on s’imagine tout ce qu’il faudrait rassembler de Königsberg à Strasbourg […]

Chez les sympathisants allemands de Poutine, la compréhension envers les intérêts de sécurité russes va de pair avec une absence de compréhension des intérêts de sécurité des Etats d’Europe centrale et d’Europe du sud-est. La conséquence en est un nouveau doute sur la fiabilité de l’Allemagne, en particulier en Pologne et dans les Etats baltes. Celui qui, à l’instar de beaucoup dans l’aile conservatrice des sympathisants de la Russie, se réfère à la soi-disant bonne tradition des relations spéciales ente Berlin et Moscou, met en cause la solidité de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne.

Nombre de nos voisins sont conscients, plus qu’en Allemagne, du contexte des relations germano-russes depuis la Première guerre mondiale. Sous la République de Weimar ce n’est pas un hasard si les hommes politiques de droite, les militaires et les intellectuels, nonobstant leur anticommunisme dans la politique intérieure, se sont distingués en se prononçant pour une coopération étroite entre le Reich allemand et l’Union soviétique. En 1925 le futur ministre de la propagande de Hitler, Joseph Goebbels, voyait dans une Russie libérée de l’internationalisme juif et transformée en un Etat national socialiste « un allié naturel contre la tentation diabolique et la corruption de l’Occident ».

Le culte d’une soi-disant proximité d’âme germano-russe, dont un des témoins était Dostoïevski, était très répandu dans l’Allemagne des années 1920. Un des protagonistes du mouvement intellectuel de la « révolution conservatrice », Arthur Moeller van de Bruck, auteur du livre publié en 1923 et intitulé « Le Troisième Reich », était l’éditeur allemand des œuvres de Dostoïevski. Ce qui le fascinait chez l’écrivain russe, lui et beaucoup d’intellectuels, dont pour un temps aussi Thomas Mann, était son rejet radical du rationalisme sommaire occidental auquel il opposait l’esprit empreint de religiosité de la Russie orthodoxe. Où l’Allemagne devait-elle se situer dans ce conflit idéologique entre l’Est et l’Ouest, c’était clair : du côté oriental. « Vestigia terrent », a-t-on envie de répliquer aux sympathisants allemands de Poutine : les traces (de nos prédécesseurs) nous effrayent.

L’approbation dont bénéficie aujourd’hui Vladimir Poutine dans les milieux conservateurs occidentaux n’est pas le fait du hasard. Son combat contre « la propagande homosexuelle », contre le féminisme et le libertinage, ses prises de positions en faveur d’une forme supérieure de vie familiale, en un mot pour les valeurs traditionnelles : tout cela lui assure les applaudissements des fondamentalistes chrétiens et des idéologues de la droite américaine […] Ce que jadis l’internationalisme prolétarien devait garantir à la Russie, le soutien d’un mouvement de solidarité mondiale, c’est aujourd’hui l’antimodernisme conservateur de Poutine qui doit l’apporter : une volte-face dialectique qui a valu déjà quelques succès à l’homme au pouvoir en Russie. Le chef de la Russie comme garant des forces réactionnaires en Europe, et même dans le monde entier, voilà la métamorphose d’un ancien apparatchik communiste qui aurait réjoui les tsars d’Alexandre Ier à Nicolas II.

En politique intérieure l’homophobie démonstrative de Poutine sert à renforcer les liens entre son régime et l’Eglise orthodoxe. L’Occident historique, « l’Europe latine » à laquelle appartient l’Europe centrale, a traversé depuis le haut Moyen-âge un processus de séparation permanente des pouvoirs, dans lequel le début de division entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel dans la désignation du souverain était originaire et fondamental. Rétrospectivement cette différentiation apparaît comme le noyau de tout ce qui fait historiquement de l’Ouest l’Occident : sa tradition de pluralisme et d’individualisme, d’Etat de droit et de droits de l’homme, de souveraineté populaire et de démocratie représentative. Dans l’Est orthodoxe et dans le Sud-est de l’Europe au contraire le pouvoir spirituel est resté subordonné au pouvoir temporel, ce qui explique largement ce qui sépare aujourd’hui la Russie de l’Occident […]