« Maïdan » à Moscou, l’obsession de Poutine

Dans son allocution du Nouvel An, Vladimir Poutine a célébré le retour de la Crimée dans le giron russe comme un grand succès patriotique. Pourtant c’est plus la place Maïdan de Kiev que la péninsule du sud de l’Ukraine qui l’obsède. Sa hantise depuis les « révolutions de couleur » dans les républiques ex-soviétiques est de voir se développer à Moscou des manifestations populaires qui mettraient son pouvoir en péril. On pourrait penser qu’avec une popularité dépassant les 80% grâce à l’exaltation des sentiments nationalistes Vladimir Poutine n’a pas grand-chose à craindre. Mais il sait que cette popularité est fragile surtout dans une période où la situation économique russe devient de plus en plus précaire. Il a vécu les manifestations qui ont émaillé l’hiver 2011-2012 contre les manipulations des élections législatives puis contre sa propre réélection à la présidence comme des avertissements. Il ne veut prendre aucun risque même s’il est peu probable qu’il se retrouve bientôt dans la situation de l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovitch, chassé de ses palais dorés par une foule en colère.
Sa bête noire se nomme Alexeï Navalny, le blogueur qui s’est construit une réputation parmi les opposants au président russe en dénonçant la corruption dans les hautes sphères du pouvoir et le « parti des voleurs et des escrocs ». Poutine a cherché à le déconsidérer en le présentant lui-même comme un malfaiteur. En juillet 2013, une justice aux ordres a condamné Navalny à cinq ans de camp pour avoir détourné quelque 25 millions de roubles (370 000 euros au cours de l’époque) alors qu’il était conseiller du gouverneur libéral de la région de Kirov. Deux jours après le verdict et sur ordre du Kremlin, la sentence a été transformée en cinq ans avec sursis.
Dans sa politique répressive, Poutine mêle en effet plus ou moins habilement les vieilles méthodes staliniennes et l’apparent respect de la légalité. En ordonnant le sursis, il a permis à Nalvany de se présenter en septembre 2013 aux élections municipales de Moscou où l’opposant a officiellement recueilli 27% des voix. Le président russe a ainsi coupé l’herbe sous les pieds de ses critiques.
Navalny n’en a pas moins été assigné à résidence, chez lui, à Moscou, en attendant un deuxième procès pour « escroquerie » qui s’est terminé le 30 décembre. Alexeï et son frère cadet Oleg avaient été accusés par Yves Rocher d’avoir surfacturé des prestations pour un montant de 26 millions de roubles. Entretemps la société française de cosmétiques avait reconnu que les transactions avaient été tout à fait correctes sans toutefois retirer formellement sa plainte. Pour Yves Rocher, l’enjeu est de taille. La Russie est son deuxième plus gros marché après la France. Entre le risque de ne pouvoir plus faire d’affaires et celui d’être boycotté par les soutiens des Navalny, Yves Rocher a accepté d’être manipulé par le Kremlin.
L’opposition à Poutine avait organisé une manifestation pour le 15 janvier, jour annoncé pour le verdict. Comme tout était préparé d’avance, le tribunal n’a eu aucun mal à avancer son jugement de deux semaines pour le rendre public le 30 décembre, en plein milieu des fêtes de fin d’année peu propices aux manifestations politiques. Quelques milliers de personnes n’en ont pas moins participé à un rassemblement – interdit – sous les murs du Kremlin. La police a procédé à 250 interpellations, dont celle d’Alexeï Navalny lui-même, reconduit chez lui manu militari après avoir contrevenu à son assignation à résidence.
Le verdict du « procès Yves Rocher » témoigne du retour aux vieilles méthodes soviétiques. Les Navalny ont été évidemment reconnus coupables. Alexeï a eu trois ans et demi avec sursis – Poutine ne veut pas en faire un martyre –, son frère Oleg a été condamné à la même peine, mais ferme. Il passera trois ans et demi dans une colonie pénitentiaire. Le message ne saurait être plus clair.
Staline n’hésitait pas envoyer au Goulag les proches de ses collaborateurs afin de s’assurer de leur loyauté. Dans les années 1930, Kalinine, qui faisait fonction de président de l’Union soviétique, plaidait pour la libération de sa femme, emprisonnée pour quelques propos critiques. Staline lui répondit que ce n’était pas de son ressort et qu’il devait s’adresser à la justice.
Dans la Russie de Poutine aussi, les déviants ne sont pas seuls à courir des risques ; ils mettent en danger leur famille.