Le plan d’action commun avec la Turquie dont les Vingt-Huit ont débattu le 7 mars à Bruxelles ne fait pas encore l’unanimité parmi les Européens. Aussi le président du Conseil européen, Donald Tusk, ancien premier ministre polonais, a-t-il été chargé de continuer la négociation pour permettre la conclusion d’un accord à l’occasion du Sommet des 17 et 18 mars. Officiellement il a reçu pour mission de réexaminer avec ses différents interlocuteurs les propositions présentées le 7 mars et de « les élaborer plus en détail » afin d’aboutir à un « consensus » entre les Etats membres. Mais les oppositions ne portent pas que sur des détails. Elles remettent parfois en cause des aspects importants du plan.
Retour des migrants irréguliers
Le dispositif envisagé repose sur deux éléments-clés. D’une part la Turquie accepte de reprendre tous les migrants en situation irrégulière qui partent de son territoire pour gagner les îles grecques. De l’autre, l’Union européenne procédera, pour chaque Syrien réadmis par la Turquie au départ des îles grecques, à la « réinstallation » dans un Etat membre d’un autre Syrien hébergé en Turquie. Au nom de ce donnant-donnant, chacune des deux parties apportera donc sa contribution à la recherche d’une solution pour tarir le flux des réfugiés en Europe et soulager la Grèce, devenue pour eux un piège depuis la fermeture de la route des Balkans occidentaux.
Négociée d’abord entre l’Allemagne et la Turquie avant d’être soumise au Conseil européen, cette double proposition, à laquelle devra s’ajouter une action plus énergique contre les passeurs afin de mettre un terme aux traversées vers les îles grecques, s’accompagne de deux engagements, l’un envers la Turquie, l’autre envers la Grèce. A la Turquie sont promises, outre une aide financière fortement accrue, une libéralisation des visas accordés à ses citoyens et une relance des négociations d’adhésion. Quant à la Grèce, elle bénéficiera d’une « mobilisation rapide » des ressources de l’UE afin de répondre à ses besoins humanitaires, d’améliorer le fonctionnement des centres d’accueil ou « hotspots », de renforcer ses frontières extérieures, notamment avec la Macédoine et l’Albanie, de faciliter le retour des migrants irréguliers vers la Turquie. Elle pourra compter aussi sur une accélération de la « relocalisation » dans les autres Etats membres des réfugiés bloqués sur son sol. Ces dispositions envoient, selon Donald Tusk, « un message très clair » indiquant que « le temps des flux migratoires irréguliers vers l’Europe est à présent révolu » et que l’UE a décidé de rompre avec la politique du « laisser passer ».
Le respect du droit international
Le « message » qu’évoque le président du Conseil européen est mal reçu par une partie des acteurs. Les organisations de défense des droits de l’homme contestent la légalité du renvoi des migrants qui traversent la mer Egée. Le principe de non-refoulement des demandeurs d’asile est bafoué, estiment-elles, par leur retour précipité, sans autres garanties, vers la Turquie. Le haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme, Zeid al-Hussein, s’est dit « préoccupé » par les possibles « expulsions collectives » qui seraient, selon lui, « illégales ». Plusieurs gouvernements européens se sont fait l’écho de ces inquiétudes, qui appellent, selon eux, un examen juridique précis.
Au-delà du respect du droit international, ce sont les orientations politiques de la Turquie qui nourrissent les critiques. La dérive autoritaire du régime Erdogan provoque la méfiance des Etats européens dont plusieurs s’alarment des contreparties offertes à Ankara, à commencer par la libéralisation des visas. « Il ne doit y avoir aucune concession en matière de droits de l’homme ou de critères de libéralisation des visas », a affirmé François Hollande. Pour le ministre belge de l’intérieur, Jan Jambon, « les Turcs sont très éloignés des valeurs et des principes de l’Europe ». « Je me demande vraiment si nous avons encore du respect pour nous-mêmes et pour nos valeurs », a déclaré sa collègue autrichienne, Johanna Mikl-Leitner.
Le refus chypriote
La relance des négociations d’adhésion, par l’ouverture de nouveaux chapitres, suscite aussi de grandes réserves. Elle est clairement refusée par les Chypriotes, auxquels la Turquie continue de refuser l’application de l’union douanière qui la lie à l’Union européenne, leur interdisant notamment l’accès de leurs navires et de leurs avions à ses ports et aéroports. « Il est déplacé, contre-productif, pour ne pas dire inacceptable, de déplacer le poids de la responsabilité de la crise des migrants sur mes épaules ou sur celles de la République de Chypre », a estimé le président chypriote, Nicos Anastasiades, après avoir reçu Donald Tusk. Son attitude est partagée par de nombreux Etats membres. « Nous savons que le règlement de la crise migratoire passe par la Turquie, mais nous ne pouvons pas tout accepter », explique un diplomate européen, qui appelle à « rectifier le tir ».
Si on ajoute que plusieurs Etats refusent toujours de s’associer aux promesses de « réinstallation » (transfert en Europe de réfugiés accueillis provisoirement en Turquie ou dans d’autres pays extérieurs à l’UE) et de « relocalisation » (transfert de réfugiés d’un pays européen à un autre) et que, par ailleurs, la plupart d’entre eux trouvent excessifs les financements prévus, on comprend mieux la déclaration de Donald Tusk selon laquelle « la proposition turque établie avec l’Allemagne demande encore à être rééquilibrée, afin qu’elle puisse être acceptée par les vingt-huit Etats membres et les institutions européennes ». Pour sa part, le ministre luxembourgeois des affaires étrangères, Jean Asselborn, a invité ses collègues à vérifier la faisabilité de ce plan du point de vue « légal, diplomatique, politique mais aussi humain ».