Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski, le plus célèbre des prisonniers de Poutine, à peine libéré du camp, est arrivé à Berlin. Il y a presque quarante ans, en février 1974, le plus célèbre des dissidents prisonniers en URSS, le prix Nobel Alexandre Soljenitsyne, prenait lui aussi le chemin de l’Ouest avec escale en Allemagne.
La proximité des Jeux olympiques de Sotchi avait ouvert les spéculations sur d’éventuelles mesures de « libéralisation » du régime poutinien qui viseraient à donner de la Russie une image moins répressive. Et voilà que, dans le moment même où le président russe tente d’« acheter » l’Ukraine pour ne pas la laisser à l’Europe, il libère un homme enfermé depuis dix ans pour être devenu trop puissant au point de lui faire de l’ombre.
Les conditions exactes de cette libération ne sont pas encore connues. Mikhaïl Khodorkovski avait exprimé auparavant son refus d’une demande de grâce qui aurait signifié une reconnaissance de culpabilité. Il déclare l’avoir demandée, le 12 novembre ; on évoque son attachement à sa famille, la maladie de sa mère atteinte d’un cancer… Certains évoquent un possible chantage. Tout le monde est troublé par le fait que sa mère justement, qui était soignée à Berlin, vient de rentrer à Moscou, et que l’ancien ministre des affaires étrangères allemand, Hans-Dietrich Genscher, qui a négocié et assuré la libération de Khodorkovski et son transfert en Allemagne, ne pouvait ignorer le départ de Marina Khodorkovskaïa…
Passage par la case « goulag »
Au-delà de ces péripéties, on retrouve l’histoire de deux façons : l’écriture, parce que Mikhaïl Borissovitch vient de publier avec l’aide de ses enfants un petit livre sur le prisonnier russe qui commence ainsi : « on ne peut pas devenir une référence morale pour le peuple russe sans passer par la case « goulag ». Ce livre est un peu intemporel, il raconte la vie de la prison, du camp, à travers les figures classiques qui la peuplent depuis toujours, les innocents coupables, les gardiens, l’enquêteur, le délateur, le suicidaire… Il est loin de la scène politique moscovite. « Une journée d’Ivan Denissovitch » – c’est le titre de la nouvelle publiée par la revue Novy Mir en 1962 qui avait rendu célèbre Alexandre Soljenitsyne – avait mis en scène pour la première fois cette figure du Russe ordinaire, celui qui est en prison. Mikhaïl Khodorkovski n’est pas tout à fait un Russe ordinaire ; on a vu en lui l’homme le plus riche et le plus puissant de la Russie postsoviétique, celui qui avait acheté Ioukos lors des privatisations opérées par Boris Eltsine, et en avait fait la première entreprise pétrolière du pays. Le prototype de l’oligarque.
Alexandre Soljenitsyne n’était pas non plus un Russe ordinaire, tout moujik qu’il s’affirma. Très orthodoxe et slavophile, « conservateur » aux yeux de beaucoup, et même réactionnaire dans sa critique de l’Occident, il était loin de « représenter » une quelconque force vive de la nation russe.
Les Jeux d’hiver de Sotchi
L’autre aspect de l’histoire est son immédiateté : les Jeux de Sotchi commencent dans peu de temps ; leur image est mauvaise dans beaucoup de pays, entachée par la répression poutinienne contre toute manifestation d’indépendance, même d’esprit. On se souvient aussi des controverses anciennes sur les aspects « collatéraux » de l’occupation de l’Ossétie et de l’Abkhazie par la Russie après la guerre de 2008 contre la Géorgie et sur les transferts de ressources et de contrats d’investissements vers Sotchi. « Il semble aujourd’hui que l’organisation des Jeux olympiques de Sotchi, entre sécurisation et stratégie d’influence, permet à la Russie de mettre en scène son contrôle territorial sur le Caucase, notamment l’Abkhazie, et à faire étalage de sa réussite économique pour renouveler son influence sur les États voisins de la mer Noire et son ‘’étranger proche" eurasiatique », écrivait Felix de Montety dans Slate (11 décembre 2011).
Sotchi est le lieu de toutes les corruptions ; l’opposant Boris Nemtsov soupçonne Poutine et ses amis d’avoir détournés à leur profit 23 milliards d’euros destinés au financement des jeux. Et il ne fait pas bon critiquer les choix du pouvoir. Pour avoir protesté contre la destruction de l’environnement provoquée par l’organisation des JO, un contestataire vient d’être condamné à trois ans de prison. La clémence n’est pas pour tout le monde.
Lire : Mikaïl Khodorkovski," Un prisonnier russe" Steinkis, septembre 2013