Une des difficultés rencontrées par les Américains et les Européens pour réagir aux initiatives de Vladimir Poutine en Ukraine est que le président russe avance masqué. On ne sait pas où se jouera le prochain coup. Peut-être ne le sait-il pas lui-même. Il tâte le terrain, ose une avancée. Si la résistance est inexistante ou faible, il continue. Si elle parait forte, il change de terrain.
Pendant que tout le monde s’interrogeait sur le premier train de camions « humanitaires » envoyé par Moscou dans l’est de l’Ukraine, son objectif et son contenu, le « vrai » convoi, composé celui-là de blindés, de chars et de missiles sol-air, entrait en Ukraine pour desserrer l’étau autour des places-fortes séparatistes de Louhansk et de Donetsk. Alors que Poutine et le président ukrainien Petro Porochenko évoquait une « feuille de route » vers un cessez-le-feu lors d’une rencontre à Minsk, des soldats russes ouvraient un troisième front au sud-est du pays pour soulager les milices prorusses en difficulté plus au nord. Moscou utilise la même méthode qu’en Crimée : des soldats sans identification avec des véhicules dont les plaques ont été peintes en blanc sont supposés être l’émanation de la population locale.
Aveu par petites touches
Pour la Crimée, le président russe avait attendu plus d’un mois pour reconnaitre que des forces russes avaient participé à la reconquête. Dans le Donbass aussi, l’aveu est venu par petites touches. La présence de soldats russes a été d’abord démentie. Ensuite ils étaient bien en Ukraine mais « par inadvertance ». Puis le chef des séparatistes a reconnu que des Russes se battaient à leurs côtés « pendant leurs permissions, plutôt que d’aller à la plage ». Enfin, Poutine a assuré qu’il était bien normal que la Russie vienne en aide à ses frères dans le malheur. Jouant un coup de plus, il a déclaré dimanche 31 août que la négociation avec Kiev devait porter sur le « statut étatique » des régions orientales de l’Ukraine. Fédéralisation de l’Ukraine ou Etat indépendant qui serait un vassal de la Russie ? Le président russe maintient l’ambiguïté et se réserve plusieurs options. Quel qu’il soit, le compromis sera à son avantage.
A chaque pas, les Occidentaux constatent que la désescalade qu’ils appellent de leurs vœux n’est pas au rendez-vous mais se demandent s’il s’agit d’un nouveau degré dans l’escalade qui mérite un durcissement des sanctions, seul moyen de pression qu’ils envisagent, ou la simple continuation d’une action engagée. Le Conseil européen du samedi 30 août a mandaté la Commission pour préparer une nouvelle série de mesures contre l’économie russe et donné une semaine à Moscou pour faire preuve de bonne volonté. Il est à craindre que cette semaine sera mise à profit par les forces russes pour tenter de s’emparer du port de Marioupol et de s’assurer ainsi un lien terrestre entre la Russie et la Crimée.
Un couloir vers la Transnistrie ?
Vladimir Poutine ira-t-il plus loin ? Vers Odessa et au-delà en direction de la Transnistrie, région de la Moldavie qui a fait sécession depuis les années 1990, que Moscou soutient sans toutefois avoir reconnu son indépendance ? La réponse dépendra de la réaction occidentale à la série des faits accomplis qu’il multiplie depuis l’annexion de la Crimée au mois de mars. Les Européens mesurent leurs réactions afin de ne pas « provoquer » le Kremlin qui, lui, ne recule devant aucune provocation. Poutine semble convaincu que l’Union européenne et les Etats-Unis répugneront à prendre les mesures qui l’obligeraient à reculer.
Bien sûr, il y a les sanctions économiques. Elles ont eu déjà des conséquences sur les finances et l’économie russe. Le rouble et la Bourse ont plongé. La fuite des capitaux s’est accélérée. Quoiqu’en disent les responsables russes, les compagnies des secteurs visés par les décisions américaines et européennes auront du mal à se refinancer ou à moderniser leur appareil productif. Mais les effets douloureux ne se feront sentir qu’à long terme. La Russie a des réserves.
Diviser les Etats européens
Vladimir Poutine compte bien que les contre-mesures qu’il a prises provoqueront plus rapidement des protestations dans les pays européens. Qu’elles inciteront certains d’entre eux à se désolidariser de l’Union et à demander un assouplissement des sanctions. D’ailleurs il ne prête plus guère attention à l’Union européenne en tant que telle, dont la solidarité lui parait être uniquement placée au service des intérêts américains. Il en veut pour preuve la non-application de l’accord du 21 février entre l’ex-président Ianoukovitch et l’opposition sous l’égide des trois ministres des affaires étrangères français, allemand et polonais, et l’alignement de l’Europe sur les Etats-Unis après la chute du Boeing de la Malaysian Airlines, attribuée aux séparatistes prorusses.
La Russie devrait dans les prochains mois chercher à développer des relations avec les pays membres de l’UE pris séparément en comptant sur leurs rivalités. Même si le président de Rosneft, Igro Strechine, affirme que sa société honorera ses engagements, Moscou n’en dispose pas moins de l’arme énergétique qui, pense-t-elle, devrait amener plusieurs pays européens à se montrer accommodants. Sa cible principale est l’Allemagne. Celle-ci ne se laissera pas aller à faire cavalier seul, écrit Dmitri Trenin, bon interprète de la pensée officielle au bureau de Carnegie Endowment for Peace à Moscou, mais « elle veut un compromis alors que Porochenko, soutenu par les Etats-Unis, veut une victoire militaire ». Or cette dernière hypothèse suppose une prolongation de la guerre et l’implication de plus en plus importante de l’OTAN et de la Russie dans le conflit. Ce n’est pas la politique de l’Allemagne, poursuit Dmitri Trenin. Elle souhaite un compromis plus que la victoire de Kiev.
Pas d’armes pour l’Ukraine
Une confirmation de cette analyse pourrait être trouvée dans le refus d’Angela Merkel de livrer des armes aux autorités ukrainiennes pour compenser l’intervention russe. La chancelière ne veut pas « donner l’impression que le conflit peut avoir une solution militaire », ce qu’elle ne croit pas. De telles livraisons signifieraient, a ajouté sa ministre de la défense Ursula von der Leyen, que l’Europe est en guerre avec la Russie. Sur ce point, l’OTAN est divisée. Elle va montrer ses muscles autour de l’Ukraine, chez ses membres d’Europe centrale et orientale protégés par l’article 5 du traité de Washington, mais pas en Ukraine même.
Il est possible que Vladimir Poutine partage l’analyse de Dmitri Trenin et compte sur l’Allemagne pour imposer l’idée d’un compromis au moins à ses partenaires européens, sinon aux Etats-Unis. C’est oublier que l’attitude des dirigeants allemands envers la Russie a beaucoup changé depuis le début de la crise ukrainienne. Leur mansuétude envers le président russe et leur « compréhension » de ses motivations ont cédé devant le double jeu du maître du Kremlin. Combien de fois a-t-il promis à Angela Merkel au cours de dizaines d’entretiens téléphoniques qu’il n’irait pas plus loin, qu’il allait faire pression sur les séparatistes pour calmer le jeu, alors que dans le même temps il avançait ses pions sans égard pour les engagements qu’il venait de prendre ?
Déception allemande
La politique officielle allemande vis-à-vis de la Russie se résumait, il y a quelques mois encore, en un slogan inspiré par l’Ostpolitik des années 1970 : le changement par la coopération. Aujourd’hui, même les sociaux-démocrates héritiers de Willy Brandt ne considèrent plus la Russie comme une partenaire fiable. Ni la chancelière ni le ministre des affaires étrangères ne renoncent au principe d’un dialogue avec Moscou mais ils ont compris que les cartes étaient biseautées et que l’ordre né dans l’après-guerre froide était révolu.
Dans une première étape, Vladimir Poutine a voulu changer cet ordre qu’il considérait avoir été imposé à la Russie après la dissolution de l’URSS. Il l’avait dit, justement en Allemagne, d’abord sur un mode coopératif dans un discours devant le Bundestag en 2001, puis sur un ton agressif à la conférence de Munich sur la sécurité en 2007. Avec la crise ukrainienne son ambition s’est élargie. Il souhaite en finir avec le système de relations mis en place dans les années 1990 sur le Vieux continent entre l’Europe unifiée dans l’UE et intégrée dans l’OTAN d’une part, la Russie d’autre part. Il se sent libre, écrit Dmitri Trenin, de se retirer des traités que la Russie a signés — dans une position de faiblesse, estime le maitre du Kremlin : accord sur la limitation des forces nucléaires à moyenne portée, participation de la Russie à la Cour européenne des droits de l’homme qui la condamne régulièrement, voire peut-être acte fondateur OTAN-Russie qui faisait de Moscou un partenaire privilégié de l’Alliance atlantique.
Avec son intervention en Ukraine, Vladimir Poutine a certainement conscience qu’il bouleverse l’ordre européen et que la modification des frontières par la force est contraire à tous les principes communément acceptés depuis… 1975 et les accords d’Helsinki. Il n’en a cure car c’est justement ce qu’il cherche.