Quelle place pour les droits de l’homme ?

Contradictions et complémentarités entre diplomatie et droits de l’homme : un débat organisé par Boulevard-Extérieur et la Maison Heinrich Heine à l’occasion du vingtième anniversaire de la Convention mondiale de Vienne en 1993.

Il a vingt ans se tenait à Vienne (Autriche), du 14 au 25 juin 1993, sous l’égide des Nations unies, une Convention mondiale sur les droits de l’homme, qui réunissait 71 nations et environ 800 ONG. La déclaration adoptée à l’issue de ses travaux affirmait notamment que « la promotion et la protection des droits de l’homme sont une question de priorité pour la communauté internationale ». Un haut commissariat des Nations unies aux droits de l’homme était mis en place. Une série de recommandations était formulée. La guerre froide venait de prendre fin. Le temps semblait venu d’une relance de l’action en faveur du respect des droits de l’homme.

Vingt ans plus tard, où en sommes-nous ? Quelle place doit avoir la défense des droits de l’homme dans la politique étrangère des Etats ? Le droit d’ingérence, devenu, dans le langage de l’ONU, la « responsabilité de protéger », est-il la bonne réponse, au moment où les droits de l’homme sont bafoués en Syrie et ailleurs ? Jusqu’où peut-on intervenir dans un pays souverain ? Faut-il menacer de boycotter les Jeux olympiques de Sotchi pour agir sur la Russie ? Bref, comment concilier le « moralisme » des droits de l’homme et le « réalisme » de la diplomatie ? Ces questions étaient au centre du débat organisé mardi 26 novembre par la maison Heinrich Heine et le site Boulevard Extérieur, sous la direction de Daniel Vernet, président de Boulevard Extérieur.

Suzanne Wasum-Reiner : les compromis nécessaires

Ambassadrice d’Allemagne en France, Suzanne Wasum-Reiner, qui fut dans les années 90 représentante permanente de son pays au bureau des Nations unies à Genève et, à ce titre, chargée de la liaison avec le Comité international de la Croix-Rouge pendant la guerre du Kosovo, souligne l’importance de la Convention mondiale de 1993. Celle-ci, dit-elle, a reconnu l’universalité des droits de l’homme, dont elle a fait « le principe directeur de l’action des Etats et l’objectif prioritaire des Nations unies ».

La défense des droits de l’homme est devenue « banale pour les Européens », souligne-t-elle, mais elle ne l’est pas hors d’Europe. Mme Wasum-Reiner estime que la protection des droits de l’homme n’est pas incompatible avec celle des intérêts nationaux, même si les compromis nécessaires sont souvent pénibles et frustrants. Quant aux interventions extérieures, elles ont pour but, rappelle-t-elle, d’aider les populations, et non pas de renverser les régimes. De ce point de vue, le cas de la Libye lui semble un « cas-limite ».

Rony Brauman : mensonges sur la Libye

Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, explique pourquoi il a condamné l’opération militaire en Libye mais approuvé le projet d’intervention en Syrie. A propos de la Libye, on a assisté, selon lui, à « la construction propagandiste d’une situation à partir de faits grossièrement truqués ». On a tenté, dit-il, d’opposer, par une série de mensonges, « un mauvais régime » à « une société vertueuse ». On est allé jusqu’à commettre un « crime de guerre » en assassinant Kadhafi. « La première application réelle de la responsabilité de protéger a été, constate-t-il, un renversement de pouvoir ».

En revanche, il était juste, selon lui, d’intervenir en Syrie, non pour renverser le régime mais pour réagir d’une manière significative à l’emploi de l’arme chimique, « l’arme de l’épouvante », et pour pousser le président syrien à accepter des négociations, ce qui s’est produit. Rony Brauman précise enfin qu’il nie, au nom de la « diversité humaine », l’existence de « valeurs universelles », même s’il y a, dit-il, des valeurs « que l’on peut souhaiter universaliser ».

François Scheer : partager le travail avec les ONG

« Les valeurs universelles sont rares, mais elles existent néanmoins », répond le diplomate François Scheer, ancien secrétaire général du Quai d’Orsay, ancien ambassadeur en Allemagne, qui mentionne « la valeur de la paix, que l’Europe a posée en principe fondamental de sa création ». En choisissant de régler désormais ses conflits par des procédures de médiation, de conciliation et d’arbitrage, et non par la guerre, l’Europe, selon lui, a représenté « un exemple à donner à l’ensemble des nations du monde ». Toutefois il se dit « agacé » d’entendre parler de la France comme « la patrie des droits de l’homme ». « Nous sommes la patrie de la déclaration des droits de l’homme », dit-il, en citant Robert Badinter et en appelant à une certaine « humilité ».

M. Scheer rappelle qu’au XXème siècle ont été adoptés plusieurs textes de portée internationale, depuis la Déclaration universelle de 1948 jusqu’à la Charte européenne de 2000, en passant par la Convention européenne de 1950 et les accords d’Helsinki de 1975. La question est de savoir comment on les applique dans la réalité. Est-il réellement impossible pour une démocratie de défendre, au-delà de ses intérêts nationaux, des valeurs, sinon universelles, au moins largement consensuelles dans une aire donnée ? Non, estime-t-il, en invitant la société civile à faire, par ses ONGH, ce que les Etats ne peuvent pas faire. La France, dit-il, a beaucoup tardé à accepter l’idée de ce partage du travail avec les ONG.

Pierre Grosser : Hitler comme étalon absolu

Pour l’historien Pierre Grosser, le dilemme entre éthique et réalisme est bien illustré par la situation difficile de Samantha Power, militante des droits de l’homme nommée par Barack Obama ambassadrice aux Nations unies et contrainte d’accepter, au nom des intérêts des Etats-Unis, ce qu’elle aurait refusé précédemment au nom de la défense des droits de l’homme. Pierre Grosser rappelle qu’au XXème siècle les droits de l’individu ont été affirmés après 1945 face aux Etats puis les droits des minorités reconnus dans les années 70. Dans les années 80, dit-il, on a eu l’impression, après la chute du mur de Berlin, que cette « idéologie mobilisatrice » pouvait réussir puisqu’elle avait forcé l’URSS à changer. La réunion de Vienne, en 1993, a couronné ce mouvement en définissant des « critères de civilisation », même si la réflexion sur les « valeurs asiatiques » a conduit à s’interroger sur la diversité des civilisations.

Les droits de l’homme ont ensuite fait l’objet d’une politisation, voire d’une surpolitisation, qui a fait de l’Occident la « force du bien » et de ses ennemis « l’axe du mal ». La « diabolisation » de l’autre, souligne Pierre Grosser, auteur du livre Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIème siècle (Odile Jacob, 2013), a notamment érigé Hitler en « étalon absolu » et l’Holocauste en référence permanente pour justifier les interventions militaires, comme en Libye. Face à ces dérives, il invite à la patience. « Un compromis n’est pas une capitulation », a-t-il conclu.