Les événements d’Ukraine qui ont commencé comme une crise politique nationale se sont mués en une crise menaçant la sécurité européenne. Quelque chose de pratiquement inimaginable est devenu réalité : une guerre en Europe, dans laquelle des avions sont abattus quasi-quotidiennement, dans laquelle le nombre des victimes augmente constamment et pour laquelle une solution négociée apparait encore bien lointaine. Une poursuite de l’escalade et des erreurs d’appréciation représentent le plus grand danger pour la sécurité européenne depuis plus de vingt ans.
Fin mai, j’ai demandé au premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk, comment l’Occident pouvait aider au mieux l’Ukraine. Sans hésiter un seul instant, il m’a répondu : « Faites simplement preuve d’unité. C’est mon seul souhait. » Et en effet nous ne pouvons surmonter cette crise avec succès que si Américains et Européens, nous agissons ensemble. Alors que l’Union européenne manque de la puissance politique et militaire nécessaire pour s’opposer à la Russie, l’influence politico-militaire des Etats-Unis peut augmenter notablement la force économique de l’UE.
Dans cette crise il n’en va pas seulement du sort de l’Ukraine, aussi terrible la situation puisse-t-elle être pour les nombreuses victimes et réfugiés – et n’oubliions pas les quelque 300 passagers innocents du vol MH17 et leurs parents. L’Occident a aussi affaire actuellement à une Russie qui ne se sent plus liée par le consensus sur la sécurité en Europe inscrit de concert dans l’Acte final de la CSCE, la Charte de Paris de 1990 et dans d’autres accords. C’est l’étiquette « révisionniste » qui convient le mieux pour caractériser la nouvelle politique étrangère russe. C’est pourquoi la crise a des conséquences profondes sur l’Europe et sur la sécurité internationale. L’Ukraine est devenue le théâtre d’un affrontement sur les principes qui fonderont l’ordre mondial au XXIème siècle.
Mais cette constatation se reflète-t-elle dans les mesures politiques, économiques et militaires que l’Occident a décidées jusqu’à maintenant ? Avons-nous – mises à part les actions et réactions à court terme – réfléchi de manière conséquente aux conséquences stratégiques à moyen et à long terme ?
L’unité européenne pour mettre fin à la crise ukrainienne
La Russie porte une grande part de responsabilité dans la dégradation de la situation dans l’est de l’Ukraine. S’il y a aujourd’hui la guerre au cœur de l’Europe, c’est parce que la Russie n’a rien fait ou si peu pour bloquer le flux de combattants et de matériel militaire à travers la frontière commune. Moscou sape ainsi le cadre de la sécurité européenne qui a fait de l’Europe au cours des décennies passées une région pacifiée (en comparaison avec d’autres).
L’idée longtemps partagée par beaucoup d’Européens de l’Ouest, selon laquelle les membres de l’OTAN et de l’UE ne sont plus menacés dans leur intégrité territoriale, s’est révélée fausse. Avec l’annexion de la Crimée, l’intervention cachée mais permanente dans l’est de l’Ukraine et l’annonce d’une « doctrine Poutine » qui donne le droit à Moscou d’intervenir à l’étranger pour protéger la population russophone (sur la base de l’appréciation de Moscou pour décider si, quand et comment cette protection est nécessaire), la Russie a renvoyé l’histoire de la sécurité européenne à un passé belliqueux.
Afin d’en finir avec cette crise, le gouvernement russe doit au minimum cesser de soutenir les séparatistes, arrêter les livraisons d’armes, interdire le passage de la frontière aux combattants ainsi que reconnaître et respecter la souveraineté ukrainienne. Aussi longtemps que ces conditions minimales ne sont pas remplies, la pression de l’Occident doit être maintenue voire augmentée. On ne doit pas permettre que l’annexion de la Crimée disparaisse de l’ordre du jour des relations Est-Ouest.
Une solution durable à la crise n’est envisageable qu’à long terme. C’est pourquoi il est juste de fixer comme premier objectif de la diplomatie de crise un cessez-le-feu [l’article a été rédigé avant le 5 septembre. ndlr]. Ensuite on pourra travailler à une solution globale dont les principaux éléments sont évidents : respect de la souveraineté ukrainienne par Moscou, réaffirmation des déclarations ukrainiennes sur les relations avec l’OTAN, décentralisation/autonomie pour les régions, prise en compte des liens étroits russo-ukrainiens lors de la mise en œuvre de l’accord d’association avec l’UE et règlement du conflit sur le prix et le transport du gaz. En outre, l’Ukraine devra, avec le soutien international et européen mettre en œuvre un vaste programme de réformes pour restaurer l’économie et extirper le cancer de la corruption généralisée. Cela prendra du temps. C’est pourquoi il faut agir par étape.
La Russie n’est plus notre « partenaire stratégique »
Après l’annexion de la Crimée et le refus de Poutine de respecter la souveraineté de l’Ukraine, la Russie ne peut plus être considérée comme notre « partenaire stratégique ». Pour les relations entre l’OTAN et la Russie, cela signifie que l’Alliance s’est comportée correctement en gelant la coopération pratique dans des projets communs avec la Russie, mais en maintenant les consultations et la communication politiques dans le cadre du Conseil OTAN-Russie (COR).
L’OTAN a tiré la leçon de la suspension du COR comme réaction à la guerre russo-géorgienne de 2008. Cette mesure n’avait en aucune façon contribué à la solution du conflit mais elle avait paralysé un instrument qui aurait pu être utile pour mieux maîtriser les suites de la crise. Après tout, le COR a été créé comme forum de discussion pour les problèmes importants ou les crises entre l’OTAN et la Fédération de Russie.
C’est pourquoi les responsables américains et européens auraient mieux fait de ne pas torpiller la réunion du G8 en juin à Sotchi. Ils auraient dû plutôt annoncer à la Russie qu’il n’y aurait qu’un seul point à l’ordre du jour : l’Ukraine. C’eut été une occasion de confronter Poutine à une attitude claire et cohérente de l’Occident, en ceci que les membres du G7 auraient pu faire pression sur le président russe individuellement et ensemble. Au lieu de quoi on a assisté à une série de rencontres bilatérales entre Poutine et les représentants occidentaux. Sommes-nous certains que Poutine n’a pas utilisé certaines différences d’opinion entre les capitales ouest-européennes ? Bien sûr qu’il l’a fait.
Renforcer l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie
Mais les sanctions dirigées contre Moscou ne sont pas notre priorité ni un but en soi, comme beaucoup le pensent aux Etats-Unis. L’objectif principal de notre stratégie ne doit pas être de punir la Russie mais de renforcer l’Ukraine, et les autres pays qui se trouvent dans la zone grise entre l’UE/OTAN et la Russie, tels la Moldavie et la Géorgie.
C’est pourquoi c’est une tâche stratégique essentielle pour l’Occident de garantir que ces Etats, qui, à court terme, n’ont pas de perspective d’adhésion à l’UE et/ou à l’OTAN, peuvent librement décider de leur avenir. En dernière analyse, la meilleure réaction à la politique de Poutine de torpillage de la stabilité et de l’intégrité de l’Ukraine, consiste à soutenir énergiquement l’évolution vers la démocratie, la stabilité et l’Etat de droit dans ces pays. Bien sûr, cela coutera cher et prendra du temps. Mais c’est le meilleur investissement que nous puissions faire dans l’avenir d’une Europe unie et libre.
On dit souvent qu’il n’y a pas de solution militaire à la crise en Ukraine. C’est possible. Mais on ne doit pas pour autant négliger une analyse de ses aspects militaires. La Russie ne semble pas disposée à limiter son intervention militaire sur le sol ukrainien. C’est pourquoi on doit admettre que l’armée ukrainienne ne sera pas en mesure de mettre un terme définitif, avec succès, à cette guerre sur son propre territoire, en tous cas pas à court terme. Et des demandes de forte réassurance militaire se font entendre de la part de nos partenaires de l’est dans l’OTAN.
L’Occident doit-il décider maintenant de soutenir l’Ukraine militairement ? L’ancien conseiller américain à la sécurité Zbigniew Brzezinski a proposé de livrer aux Ukrainiens des armes défensives pour les aider à défendre leur propre territoire. Les Etats occidentaux peuvent certainement faire plus pour soutenir la faible armée ukrainienne, par exemple en livrant des systèmes modernes de communication et des moyens logistiques et de renseignement. Comme le dit Ian Kearns, directeur du European Leadership Network, les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France ont une responsabilité particulière. Ils ont signé en 1994 ce qu’on appelle le Mémorandum de Budapest qui offre à l’Ukraine des garanties de sécurité contre la renonciation aux armes nucléaires. Il n’y a aucune raison pour que l’Allemagne et d’autres pays ne participent pas à de tels programmes d’aide. Prenons la Russie au mot : s’il s’agit d’un conflit interne à l’Ukraine dans lequel la Russie n’est pas partie prenante, alors le soutien à l’armée ukrainienne ne saurait être une provocation à l’égard de Moscou, contrairement à ce que beaucoup craignent à l’Ouest.
Pas de présence permanente de l’OTAN à l’Est
Certes tous les vingt-huit alliés participent à la garantie donnée par l’OTAN. Mais leur contribution prend des formes diverses. La Pologne et les Etats baltes ont été à plusieurs reprises l’objet de provocations et de menaces russes. Par crainte d’un scénario qui se situerait « juste en dessous de l’article 5 », ils souhaitent que l’OTAN manifeste par une présence à l’est que la sécurité des alliés est véritablement intangible. C’est en effet un paradoxe que pour des raisons de « linkage » politico-stratégique les armes nucléaires tactiques soient exclusivement stationnées en Allemagne, sans avoir encore un rôle militaire opérationnel, tandis que l’OTAN, dans le même temps, s’efforce péniblement de faire les pas nécessaires propres à rassurer ses membres orientaux. Jusqu’à maintenant l’OTAN a refusé de suivre l’argumentation des Polonais et des Baltes selon laquelle les récentes actions de la Russie signifient que les engagements pris dans l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997 ne sont plus valables. Bien que presque tous les membres de l’OTAN soient d’accord pour dire que la Russie a contrevenu aux dispositions les plus importantes de ce document, la plupart pensent qu’on ne doit pas renoncer à l’acte lui-même. Je suis d’avis que nous devrions considérer les dispositions en cause à la limite comme « suspendues », c’est-à-dire qu’elles ne seraient pas pour l’instant applicables, aussi longtemps que le gouvernement russe continue de contrevenir aux principes essentiels de cet accord. Cela signifie que le document sera de nouveau valable de plein droit quand la Russie sera prête à accepter pleinement le texte de 1997, dont il est à peu près sûr que la Russie a profité dans une mesure qui n’est pas mince, plus que l’OTAN.
D’ailleurs il n’est pas nécessaire que nous créions de nouvelles bases permanentes de l’OTAN près de la frontière russe. Les Etats-Unis ont trouvé un équilibre intelligent en se prononçant pour la rotation d’unités et des exercices militaires. Les Etats européens devraient suivre et réagir à la « European Reassurance Initiative » annoncée par Barack Obama à Varsovie en présentant leurs propres mesures de réassurance et en envoyant un nombre comparable d’unités dans les Etats de l’OTAN qui ont une frontière commune avec la Russie.
Une telle initiative européenne – menée si possible par le triangle de Weimer [Allemagne, France, Pologne. Ndlr] – correspondant à l’initiative américaine, signifierait que la réassurance militaire ne relève pas seulement de la responsabilité des Etats-Unis (bien que leur apport soit aujourd’hui comme hier déterminant). Dit de manière un peu moins diplomatique : quel message nous, Européens, envoyons-nous si l’Europe n’est même pas prête à renforcer la défense de son propre territoire ? Si le partage du fardeau ne fonctionne même pas sur le continent européen, la crédibilité à long terme de l’OTAN est en cause.
Pour une Communauté européenne de défense
[…] Les sanctions ne remplacent pas une stratégie politique. Elles sont un instrument destiné à atteindre certains objectifs politiques mais elles ne sont pas une fin en soi. […] Je voudrais soulever deux questions stratégiques essentielles :
Premièrement : quand, sinon maintenant, sera-ce le meilleur moment pour entreprendre des pas en direction d’une communauté européenne de défense ? Deuxièmement : comment pouvons-nous renforcer à nouveau les structures de sécurité euro-atlantiques ? Cette question concerne aussi bien les structures paneuropéennes que le rôle de l’UE et de l’OTAN en Europe orientale.
A propos des efforts européens de défense, la crise ukrainienne est un signal d’alarme qui ne pouvait pas être plus fort. Je peux comprendre l’argument selon lequel la réduction de la présence américaine en Europe force les Européens à prendre plus au sérieux leurs efforts de défense. Mais je crains que nous, Européens, ne soyons pas prêts à assumer nous-mêmes cette responsabilité. C’est pourquoi nous restons dépendants de la présence américaine et c’est pourquoi Washington doit continuer à nous pousser à mettre en commun et à partager nos moyens militaires afin que nos dépenses pour la défense soient enfin plus intelligemment employées, qu’enfin nous développions une politique extérieure et de sécurité de l’UE telle que les 500 millions d’Européens la mérite.
Honnêtement, il est scandaleux qu’en Europe nous ayons si peu de résultats comparés aux moyens dépensés. Les dépenses pour la défense de tous les pays européens pris ensemble représentent un peu moins de 40% des dépenses militaires américaines, mais leur impact réel n’est qu’une infime fraction de la force de frappe américaine. En même temps, nous avons dans les pays de l’UE plus de six fois plus de systèmes d’armes que les Américains. Cette fragmentation est irresponsable, aussi bien en ce qui concerne les finances que les capacités et l’interopérabilité de nos systèmes d’armes.
[…] Concernant l’architecture de sécurité euro-atlantique, la crise ukrainienne est aussi un signal d’alarme. En 1966, Richard Holbrooke écrivait : « Si l’Ouest veut créer un cadre de sécurité durable et stable pour l’Europe, il doit résoudre le problème stratégique lancinant de l’Europe et intégrer les nations de l’ex-URSS, particulièrement la Russie, dans un système européen de sécurité stable. » Holbrooke avait raison. Malheureusement nous sommes revenus au point de départ sur cette question et les difficultés sont encore plus grandes qu’il y a vingt-ans. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une double stratégie qui nous permette d’une part de nous opposer aux manœuvres agressives de Poutine et d’autre part de mener avec lui un dialogue sur la coopération, aussi difficile soit-il dans les circonstances actuelles.
Le moment n’est peut-être pas très bien choisi pour discuter d’une grande initiative stratégique sur la communauté de sécurité euro-atlantique. Mais tôt ou tard, et le plus tôt sera le mieux, nous devons reprendre la discussion sur le développement d’une architecture européenne de sécurité globale, durable, solide, résistante aux crises, incluant la Russie. Non pas comme récompense pour Poutine pour avoir mis en cause l’architecture existante, mais comme prise en compte du fait que l’architecture doit être renforcée et adaptée aux nouvelles réalités. Une telle discussion devrait comprendre des mesures de confiance et la question du contrôle des armements, y compris l’avenir du traité sur les forces classiques en Europe et la question pendante depuis longtemps de la réduction et l’élimination des armes nucléaires à courte portée.
[…] Un de nos objectifs à long terme pourrait être la préparation d’une conférence qui reprendrait le sommet de 1990 à Paris, c’est-à-dire un sommet de l’OSCE bien préparé afin d’examiner si la Russie et les Occidentaux peuvent réaffirmer ensemble les principes de bases adoptés il y a plus de vingt ans ou non. En font partie les principes d’intégrité territoriale des Etats membres de l’OSCE, la résolution pacifique des conflits et un non clairement exprimé à des changements unilatéraux des frontières.