Où sont d’abord les responsabilités dans le déclenchement de cette courte guerre ? Ron Asmus est formel. Si le président Saakachvili a ordonné à son armée de passer à l’action au soir du 7 août 2008, c’était pour défendre les villages géorgiens en Abkhazie et en Ossétie du Sud, stopper une offensive russe de grande ampleur (du moins était-elle ainsi annoncée), gagner du temps pour évacuer les Géorgiens en péril et aussi laisser à la communauté internationale la possibilité de réagir.
Une situation qu’il se retrouva rapidement incapable de contrôler. La responsabilité en revient, affirme Ron Asmus, à la détermination de la Russie de stopper dans son élan un président pro-américain qui, depuis la « révolution des roses » de 2003, a engagé son pays, en demi-faillite, sur la voie du modernisme et du pluralisme, ouvrant ainsi un corridor démocratique et pro-occidental dans le sud du Caucase. Ses efforts pour restaurer le contrôle de la Géorgie sur ses deux provinces « dissidentes » étaient intolérables pour la Russie, estime Asmus, selon qui le Kremlin a délibérément provoqué et attiré le leader géorgien dans une guerre qu’il devait perdre, faute de moyens. Au passage, humilier la Géorgie était aussi, pour Moscou, une façon de faire payer à l’OTAN son soutien à la reconnaissance du Kosovo indépendant, et de signifier à l’Amérique les limites à ne pas franchir dans sa zone d’influence.
C’est, explique-t-il, dans l’avion qui le ramenait des Jeux Olympiques de Pékin vers Washington, que George W. Bush décida que les Etats-Unis ne devaient pas prendre la tête d’une mobilisation occidentale qui risquait de déclencher une nouvelle guerre froide avec Moscou, et qu’il revenait à la communauté internationale, au premier chef l’Union européenne, de chercher à enrayer le conflit, les Etats-Unis se tenant en coulisse et ne jouant qu’un simple rôle de soutien. Du fait du réchauffement des relations franco-américaines sous la présidence de Nicolas Sarkozy, celui-ci manifestant par ailleurs plus d’ouverture à l’égard de pays comme l’Ukraine ou la Géorgie, et n’éprouvant aucune antipathie à l’égard du président Saakachvili (contrairement à Angela Merkel), le dirigeant français, assurant alors la présidence tournante de l’Union européenne, était tout indiqué pour assumer ce rôle. D’ailleurs, l’Elysée et la Maison Blanche se sont employés à coordonner leurs positions. Nicolas Sarkozy avait demandé au président russe Dmitri Medvedev de « trouver une solution au conflit et de mettre un terme à la guerre à des conditions acceptables ». Il fallait, insistait le président français, qu’ « un cessez-le-feu ait été décrété avant son arrivée à Moscou », le 12 août, « et que les troupes russes s’abstiennent de marcher sur Tbilissi ».
Techniquement, remarque Ronald Asmus, Moscou a tenu parole, même si des rapports faisaient état d’une progression de certaines unités russes sur le terrain. Mais les divergences étaient profondes et les négociations dans l’impasse. Le président français décida donc de rédiger lui-même « un texte qui mentionnait un certain nombre de principes mais, contrairement au texte original prévoyant le cessez-le-feu, il n’y était pas fait mention de l’intégrité territoriale de la Géorgie ». Le texte fut dactylographié, puis traduit en russe. « Malheureusement, personne ne vérifia les versions finales en russe et en français afin de s’assurer qu’elles étaient identiques ».
Consternation américaine
L’accord sauvait la Géorgie sans accuser Moscou, préservait la relation de l’Europe avec la Russie « et montrait que l’Union européenne était capable, sous la direction de la France, de gérer une crise d’envergure à la périphérie de l’Europe ». Pourtant, contrairement aux usages, l’accord de cessez-le-feu ne comportait ni date ni lieux spécifiques à son application. Aussi, lorsqu’ils virent le document, les hauts responsables américains furent « consternés », rapporte Ron Asmus. Mais il n’y avait pas d’autre option sur la table et « aucun Américain n’ayant participé aux négociations, il était difficile de savoir ce qui aurait été possible ou pas ». Aussi n’eurent-ils « d’autre choix que de serrer les dents et de s’abstenir de toute critique ». L’auteur de l’étude reconnaît à Nicolas Sarkozy « le mérite d’avoir arrêté la guerre avec le gouvernement du président géorgien Saakashvili toujours en place » et d’avoir évité une nouvelle guerre froide entre la Russie et l’Occident.
En novembre 2008, soit trois mois plus tard, l’Union européenne et la Russie décidaient à Nice la reprise des discussions sur un nouvel accord de partenariat. Il reste toutefois, souligne M. Asmus, que les observateurs de l’Union européenne déployés sur place n’ont jamais pu avoir accès à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud, comme cela avait été prévu. Par ailleurs, les troupes russes se sont bien retirées des zones adjacentes à ces provinces, mais pas sur leurs positions d’avant le début de la guerre. « La Russie a unilatéralement modifié par la force les frontières d’un pays souverain, membre de l’OSCE, a permis le nettoyage ethnique des citoyens géorgiens en Abkhazie et en Ossétie du Sud […] et n’a pas complètement respecté les termes du cessez-le-feu signé par son président » affirme-t-il.
Dialogue offensif
Dans ces conditions, que deviennent les principes de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe signée en 1990 ? Les Occidentaux auront-ils « la volonté politique et l’imagination » pour établir une nouvelle stratégie dans leurs relations avec Moscou, en réaffirmant clairement leur adhésion à ces principes ? Jean-David Levitte est formel : « Nous devons être totalement, solidement déterminés sur nos principes. La Russie y a souscrit, c’est un aller simple. Nous avons tous signé cette Charte, il n’est pas question de reculer. Nous sommes favorables à un sommet de l’OSCE, si possible cette année, sur ce sujet », comme l’a proposé Dmitri Medvedev. Le conseiller diplomatique de l’Elysée défend un « dialogue offensif ». La Russie est, depuis l’implosion de l’URSS, un très grand partenaire pour l’UE, « très difficile, mais incontournable ; que la Russie soit ou ne soit pas dangereuse, elle est là où elle est ! En bâtissant l’Europe, nous avons appris qu’un bon voisin est un voisin heureux, et nous avons appris l’art du compromis ».
A cet égard, la courte guerre russo-géorgienne aura certainement marqué une étape importante dans les relations entre la Russie et l’Europe. « On a réussi à retenir la Russie au bord d’un énorme changement, souligne M. Levitte . Ce qui était en cause dans cette petite guerre était en réalité considérable, cela aurait entraîné un changement dans les relations entre la Russie, l’Europe et l’Occident. On a obtenu tout ce qui était possible d’obtenir. Les dirigeants russes étaient à la recherche d’une bonne raison pour s’arrêter. Nous avons réussi à leur faire prendre conscience des dégâts qu’apporterait un petit gain militaire. Pour la Géorgie, c’est presque un miracle que Saakachvili soit encore là, et on peut imaginer la réaction de la population à une défaite militaire. L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud n’étaient plus depuis longtemps sous le contrôle de Tbilissi… ». Il n’est pas question pour les Occidentaux de reconnaître l’indépendance des deux régions sécessionnistes, qui revient en fait à une annexion par la Russie, mais ils n’ont pas aujourd’hui les moyens d’imposer à Moscou un retour au statu quo ante.
* “A little War That Shock the World”, Ronald Asmus, Palgrave Macmillan, 250 p, 27,50 €