Un incident peu banal a perturbé les retrouvailles programmées entre l’Union européenne et la Turquie : alors que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et celui du Conseil européen, Charles Michel, prenaient place sur les deux sièges qui leur étaient assignés par le protocole, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, se voyait contrainte, faute d’un troisième fauteuil, de s’asseoir sur un canapé, en contre-bas de l’estrade occupée par ses deux interlocuteurs.
C’était la placer en position d’infériorité dans le dialogue engagé entre les trois dirigeants, au risque d’envenimer le climat déjà tendu entre le pouvoir turc et les Européens. Cette faute protocolaire, dont on ignore encore qui en porte la responsabilité, a été aussitôt perçue à Bruxelles comme une humiliation infligée à Mme von der Leyen, voire comme une manifestation de sexisme. Quelle que soit la cause réelle de l’incident, il montre une fois de plus la difficulté d’établir des relations apaisées entre le président Erdogan et les dirigeants européens.
La visite d’Ursula von der Leyen et de Charles Michel à Ankara témoignait pourtant de la bonne volonté de l’Europe à l’égard de la Turquie dans la recherche d’une coopération mutuellement avantageuse. Elle visait à renouer un lien de confiance entre les deux parties, par-delà leurs différends et leurs affrontements. Les chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE, réunis le 25 mars par visioconférence, ont jugé le moment venu, après les multiples provocations de Recep Tayyip Erdogan, d’entrer dans une phase d’apaisement, rendue possible par une « désescalade en Méditerranée orientale » mais aussi par la reprise des pourparlers avec la Grèce et des discussions, dans le cadre de l’ONU, sur la question chypriote. L’Union européenne s’est dite prête, si cette désescalade se confirme, à établir « des contacts » avec la Turquie « de manière progressive, proportionnée et réversible ».
Renouveler l’accord de 2016
La principale demande des Européens porte sur la question migratoire. Ils souhaitent que les autorités turques continuent d’appliquer l’accord de 2016 par lequel elles se sont engagées à bloquer les flux migratoires, venus pour l’essentiel de Syrie, vers la Grèce en échange d’une importante aide financière. « Je suis très attachée à assurer la continuité du financement européen », a affirmé la présidente de la Commission. Cet accord est une arme entre les mains de Recep Tayyip Erdogan, qui a plusieurs fois menacé de rouvrir les frontières de son pays.
Le président turc va donc négocier durement son renouvellement. « Nous avons tout fait pour contrôler le flux migratoire mais le fardeau est trop lourd à porter », a déclaré récemment le vice-ministre turc des affaires étrangères, en appelant à une renégociation. En contrepartie, Ankara pourrait obtenir des Européens, outre la revalorisation de l’aide européenne, un renforcement de l’union douanière et de nouvelles facilités de visas.
La question est de savoir si l’Union européenne ne se laisse pas entraîner dans un marché de dupes pour tenter de maintenir loin de ses frontières les réfugiés retenus sur le territoire de la Turquie. Pendant qu’elle envoie à Ankara ses deux plus hauts représentants pour dialoguer avec le président turc, celui-ci continue de bafouer les règles de la démocratie en ordonnant l’interdiction d’un des deux grands partis d’opposition, le HDP (gauche pro-kurde), et l’arrestation d’amiraux en retraite qui s’étaient permis de le critiquer. « Il y a une différence entre exprimer ses idées et faire une déclaration sur un ton de coup d’Etat », a expliqué le président du Parlement.
La question des droits de l’homme semble la grande oubliée de ces retrouvailles. « L’UE offre au président turc la visibilité qui lui est nécessaire au moment où il durcit la répression interne », estime dans Le Figaro l’ancien ambassadeur de l’Union en Turquie, Marc Pierini, qui juge la désescalade d’Ankara « surtout tactique » et ajoute, en évoquant l’empire ottoman : « Charles Michel et Ursula von der Leyen vont en Turquie avec un plateau d’argent chargé de présents, comme les émissaires allaient au palais de Topkapi au temps de l’empire ».
L’ancien ambassadeur, devenu chercheur invité à Carnegie Europe, a raison d’appeler l’Europe à la vigilance. Le dialogue entre l’UE et la Turquie est souhaitable, il est même indispensable, mais il doit être conduit sans faiblesse et n’exclure aucune des questions qui préoccupent les Européens, y compris celle des droits de l’homme. Une épreuve de force est engagée. De ce point de vue, l’affront fait à Mme von der Leyen, quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, est un mauvais signal. Il est en effet l’expression d’une certaine arrogance de la part des autorités turques mais il accrédite aussi, du côté européen, l’idée d’une division entre les deux têtes de la délégation. Face à Recep Tayyip Erdogan, il est important que les Européens restent à la fois unis et déterminés.