Zara Mourtazalieva : une Tchétchène dans un camp de Poutine

La collection Les moutons noirs publie, sous le titre "Huit ans et demi", le livre de Zara Mourtazalieva, une jeune Tchétchène qui a fait huit ans et demi de prison et de camp en Russie. Accusée sans preuve d’être une "terroriste" simplement parce qu’elle est Tchétchène, elle raconte la vie dans le Goulag de Vladimir Poutine, comme l’éternel retour des années noires. Elle a été libérée, il y a deux ans, le 3 septembre 2012, et a obtenu l’asile politique en France. (228 p., 18€)

Zara Mourtazalieva, une jeune fille de vingt ans venue de sa ville de province travailler à Moscou après la mort de son père, a été arrêtée en pleine rue, un beau jour de mars 2004. On l’a emmenée au commissariat, on l’a insultée, on a mis du plastic dans son sac, puis on l’a emprisonné pendant huit ans et demi.
Elle est tchétchène.
« Dès la première nuit que vos passez ici vous devenez une personne différente. La porte qui a claqué dans votre dos sépare à tout jamais votre vie d’avant et celle d’après : plus rien ne sera comme avant ; et cet instant vous ne pourrez jamais l’oublier. Un monde nouveau s’ouvre devant moi ; c’est un saut dans le vide, du haut d’une falaise… »

Les camps de Poutine sont la continuation des camps de Staline. Dans une préface sans ambages, Galina Ackerman, traductrice de la jeune Tchétchène accusée de terrorisme, souligne la continuité de l’institution, dans ses objectifs et dans ses moyens. Le Goulag, en russe l’administration étatique des camps, permet à la fois de se débarrasser de ceux qui gênent le pouvoir et d’obtenir du travail à vil prix. Certes les « colonies pénitentiaires » sont moins nombreuses de nos jours que du temps du petit père des peuples, mais elles n’en constituent pas moins l’essentiel de l’hébergement de quelque 735 000 prisonniers – les prisons étant utilisées presque uniquement pour la détention préventive, comme du temps de l’Union soviétique, d’environ 147 000 personnes.

Une personne de "nationalité caucasienne"

« Comme pendant la période soviétique, en plus des criminels de droit commun, les prisons et les colonies russes accueillent de nombreux "indésirables" », précise la préfacière. Ce ne sont plus seulement des « politiques » comme autrefois, radicaux ou militants des droits de l’homme, mais surtout deux groupes principaux, les « victimes de raids » d’une part, à qui on a extorqué leur entreprise avec la complicité de la police, du parquet, du fisc… et qui ne se sont pas montrés compréhensifs ; d’autre part, les « islamistes », par définition terroristes potentiels.
Zara raconte son histoire, elle est une jeune fille bien élevée, elle a fait deux ans d’études de lettres à l’université de Piatigorsk, elle adore sa logeuse, elle aime l’animation moscovite, et même si elle a observé qu’être « une personne de nationalité caucasienne », comme on dit en Russie, n’était pas une bonne chose, elle est encore pleine de confiance. Elle tombe tout droit dans le piège qu’on lui a tendu, par le truchement d’un « pays », collaborateur des services spéciaux, qui utilise deux filles russes déguisées en converties à l’islam et qui lui demandent de l’aide. Ce sera la preuve qu’elle est bien une terroriste. (Le pain de plastic qu’on a mis dans son sac, motif de son arrestation, n’a jamais réapparu, même au cours du procès)

Le règne de la violence

Elle raconte la vie quotidienne du camp, les travaux et les jours, pénibles non seulement parce que tout est sale et misérable, parce qu’on manque des choses les plus nécessaires, mais parce que la violence est reine. C’est le règne du non-droit. La race des matons (ils ou elles se perpétuent de père en fils, de mère en fille) maltraite les détenus : s’ils sont là, c’est qu’ils ont été condamnés. En Mordovie, là où Zara a « purgé sa peine », les camps sont le principal bassin d’emploi. Et les détenus entre eux ont aussi des codes assez rudes. « J’ai retourné un million de fois dans ma mémoire ce jour où ma conviction de vivre dans un Etat civilisé qui protégeait mes droits a volé en éclats. » écrit Zara. Suivre le récit de ces dénis de justice, de ces tribunaux indignes, de ces juges iniques, de ces caporaux aboyeurs, de ces détenues vendues à l’administration des camps, de ces coups, de ces humiliations, tout cela serait complètement énervant, même déprimant, si la chanson de Zara ne donnait vie aussi à la sympathie pour des gens comme une très vieille détenue, à l’amitié – l’auteur consacre un chapitre de son livre à Zoia Svetova, journaliste et militante des droits de l’homme — et même à un amour né en prison, à travers les barreaux et les ans.
Sa mélodie est inséparable de l’accompagnement lourd de la vieille histoire des camps. Mandelstam, Chalamov, Evguenia Guinzbourg, résonnent encore à travers les récits actuels. D’une actualité parfois brûlante, comme cette rencontre de Zara avec une « vraie » terroriste, envoyée à la mort par ses chefs et qui cependant au dernier moment n’a pas actionné l’explosif qu’elle portait…