C’est un sujet de dissension entre Paris et Berlin. Ce que les experts nomment « opérations extérieures » ou op-ex, c’est-à-dire l’engagement des forces armées dans des pays étrangers pour régler des crises aigües. Les responsables français ont tendance à se plaindre qu’ils ne peuvent guère compter sur leurs partenaires européens, et notamment allemands, pour participer à des opérations communes de rétablissement de la paix. Sans parler d’interventions de l’Union européenne, en tant que telle, au nom de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC).
Des cultures stratégiques différentes
Les raisons en sont multiples. Les différences de traditions, de culture stratégique, de moyens militaires, de situation géographique, d’analyses des risques et des menaces, mais aussi les contraintes institutionnelles freinent la coopération, a fortiori l’intégration de la PSDC. C’est le cas notamment avec l’Allemagne qui, en tant que grande puissance européenne, devrait être un partenaire privilégié de la France (avec les Anglais, qui posent d’autres problèmes…) Toutefois les différences constitutionnelles et politiques constituent un obstacle difficile à contourner.
En France, le président de la République est le chef des armées. Il peut engager des soldats français à l’extérieur du territoire, pour des opérations autres que la défense nationale stricto sensu, sans en référer au Parlement. Depuis la réforme voulue par Nicolas Sarkozy en 2008, l’article 35 de la Constitution a été modifié pour élargir les droits des députés et des sénateurs. Dans le texte originel de la Constitution de 1958, seule « la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Cet alinéa n’a jamais été mis en œuvre sous la Vème République, le terme de « guerre » étant banni du vocabulaire officiel qui le remplace par « interventions armées ». Dans ce cas, le gouvernement doit simplement « informer le Parlement […] au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote ». C’est cette procédure qui a été suivie lors du débat sur les vols de reconnaissance et les frappes de l’aviation françaises prévues en Syrie.
L’article 35, alinéas 3 et 4, précise : « Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement […]
Si le Parlement n’est pas en session à l’expiration du délai de quatre mois, il se prononce à l’ouverture de la session suivante. »
Le pouvoir exécutif a donc la possibilité d’engager une opération extérieure pendant quatre mois, voire plus en dehors des sessions parlementaires, sans l’aval des députés (et des sénateurs). Rien de tel en Allemagne. Le Bundestag est appelé à donner au gouvernement l’autorisation d’engager les forces armées. Le vote du Bundestag est la règle.
La doctrine réaffirmée
Dans son arrêt du 23 septembre, le Tribunal constitutionnel a réaffirmé ce principe. Il a été fidèle à son interprétation constante de la Loi fondamentale allemande qui instaure un régime parlementaire. Le Bundestag est l’expression de la souveraineté et de la volonté populaire. C’est pourquoi aussi, selon la jurisprudence constante du Tribunal de Karlsruhe, les députés restent souverains en dernier ressort dans toutes les affaires européennes. Les juges suprêmes ont même strictement encadré les transferts de souveraineté au profit d’institutions européennes aussi longtemps qu’il n’existe pas de processus de légitimation démocratique au niveau de l’Union. Selon eux, le Parlement européen ne possède qu’un embryon de cette légitimité.
Une exception en cas d’urgence
Le principe de l’autorisation parlementaire pour des interventions extérieures souffre toutefois au moins une exception. C’est l’objectif du jugement du 23 septembre qui rejette la plainte présentée par le parti des Verts. Ceux-ci mettaient en cause le fait que le gouvernement fédéral ait décidé le 26 février 2011 une opération de sauvetage par des soldats de la Bundeswehr de plusieurs dizaines d’Européens, dont quelques ressortissants allemands. Selon eux, cette opération aurait pu conduire à des affrontements armés et aurait nécessité une autorisation du Bundestag, au moins après- coup (nachträglich).
Le Tribunal de Karlsruhe affirme que si l’autorisation du Parlement est la règle, le gouvernement peut décider seul s’il y a « péril en la demeure » (Gefahr im Verzug), par exemple pour sauver des vies humaines. Cependant, si l’opération doit se poursuivre, elle doit faire l’objet d’un vote du Bundestag « dans les meilleurs délais possibles ». Si l’intervention est terminée au moment où les députés peuvent se réunir, « le gouvernement doit informer sans délai et de manière détaillée le Bundestag sur les fondements de sa décision et le déroulement de l’intervention ; il n’y a cependant pas d’obligation de rechercher après-coup une approbation du Bundestag », affirment les juges constitutionnels.
Si l’intervention n’est pas terminée quand le Bundestag vote et si ce vote est négatif – ce qui est peu probable dans un système où le gouvernement est pratiquement assuré de sa majorité —, les soldats peuvent être rappelés.
« Citoyens en uniforme »
Le Tribunal constitutionnel consolide ainsi la doctrine selon laquelle la Bundeswehr est une « armée parlementaire », qui dépend des représentants du peuple et non de l’exécutif.
Autre différence avec la France, le chef des armées en Allemagne n’est ni le président de la République – qui a une fonction essentiellement représentative —, ni même le chancelier ou la chancelière, mais le ou la ministre de la défense. Il parait d’autant plus nécessaire aux juristes allemands de réaffirmer cette doctrine qu’une armée de métier a remplacé l’armée de conscription, composée de « citoyens en uniforme », selon l’expression employée dans les années 1950 au moment du réarmement allemand. L’impératif de légitimation démocratique est aussi l’expression du soutien de la nation, du peuple et de ses élus, aux soldats qui risquent leur vie.
Cette volonté allemande d’encadrer les interventions militaires fait partie des leçons tirées de l’histoire. C’est une donnée que les responsables français ne peuvent ignorer quand ils envisagent une coopération avec l’Allemagne en matière de défense. L’expérience décevante de la brigade franco-allemande en est la preuve.