« L’âge des extrêmes ». C’était le titre très parlant du livre d’Eric Hobsbawm sur le XXème siècle. Aucun pays n’a autant de raisons que l’Allemagne de réfléchir sur ce siècle. En effet, dans sa première moitié, le siècle passé porte un sceau allemand. Il ne s’agit pas seulement de la part substantielle que le Reich allemand a prise au déclenchement de la Première guerre mondiale, la catastrophe originelle » du XXème siècle. C’est vrai aussi parce que sans l’aide active de l’Allemagne, la prise de pouvoir par les bolchéviks russes en novembre 1917 n’aurait pas eu lieu – un événement de portée immense qu’il faut mettre en rapport avec la préhistoire deux autres prises de pouvoir par des mouvements totalitaires, à savoir le fascisme italien en 1922 et le national-socialisme allemand en 1933. Le fait qu’un quart de siècle après la Première, nous ayons connu une Deuxième guerre mondiale n’était nullement une fatalité. Mais il n’en demeure pas moins que sans la catastrophe originelle de 1914, on ne peut pas expliquer les catastrophes suivantes.
Culturellement parlant, l’Allemagne était un pays occidental. Elle avait parcouru les grands processus d’émancipation européen. Elle les avait même lancés, dans le cas de la Réforme et en partie dans celui des Lumières. Mais en même temps, les élites dirigeantes de l’Allemagne avaient refusé les conséquences du mouvement des Lumières dans la formation des droits de l’homme inaliénables, de la souveraineté populaire et de la démocratie représentative, jusqu’au XXème siècle.
Pour les idéologues allemands de la guerre, la Première guerre mondiale a été conçue comme la lutte des « idées de 1914 » contre les idées de 1789. Liberté, égalité, fraternité trouvaient leurs contraire dans l’adhésion à un Etat fort, à la communauté charnelle du peuple et à un « socialisme allemand ». L’apogée de ce ressentiment allemand contre l’Occident et son projet normatif, à savoir les idées de la Révolution américaine de 1776 et de la Révolution française de 1789, a été le national-socialisme – la « catastrophe allemande » dont a parlé l’historien Friedrich Meinecke 1946.
Le fondement juridique
C’est seulement après la deuxième défaite de l’Allemagne au XXème siècle, cette fois une défaite totale, que la démocratie occidentale a pu s’établir en Allemagne, plus exactement dans une partie, la partie ouest de l’Allemagne. Qu’il en ait été ainsi est une œuvre commune des alliés occidentaux, avec à leur tête les Etats-Unis, et les héritiers de Weimar touchés par la sagesse, les pères et mères de la République de Bonn, qui avaient survécu au « IIIème Reich » et qui ont tiré les conséquences de l’échec de la démocratie en 1918-1919 pour construire une démocratie parlementaire capable à la fois de fonctionner et de se défendre. L’ancrage à l’Ouest, fortement contesté à l’origine, avec la contribution de la République fédérale au processus d’unification de l’Europe occidentale, l’œuvre d’une coalition de centre-droit sous la direction de Konrad Adenauer, a cessé d’être l’objet de controverses de politique intérieure à partir de la conversion historique des socio-démocrates en 1959-1960.
Un quart de siècle plus tard, lors de la querelle des historiens de 1986 à propos du caractère unique de l’extermination des juifs par le nazisme, Jürgen Habermas a considéré « l’ouverture sans réserve de la République fédérale à la culture politique de l’Ouest » comme la contribution intellectuelle de l’après-guerre en Allemagne occidentale, dont sa génération pouvait être fière. Le jugement du philosophe a marqué la naissance d’une gauche post-adenauerienne – une coalition informelle que les Verts aussi ont rejoint dix ans après la réunification.
Jusqu’au rétablissement de l’unité allemande, les deux Etats allemands ne jouissaient que d’une souveraineté limitée. Avec la réunification les alliés ont perdu les droits qu’ils avaient à Berlin et dans l’Allemagne dans son ensemble. Mais le pays a du mal avec la souveraineté recouvrée. On l’a vu au moment de la guerre du Golfe de 1991 et encore plus pendant les guerres dans l’ex-Yougoslavie des années 1990. Le jugement « out of area » du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe du 12 juillet 1994 a créé une clarté juridique sur les conditions des engagements humanitaires et/ou militaires de la Bundeswehr en dehors du territoire de l’Alliance atlantique.
Le danger d’une banalisation
L’année suivante, le 30 juin 1995, le Bundestag a approuvé l’engagement de la Bundeswehr pour protéger et soutenir une force d’intervention rapide en Bosnie-Herzégovine avec les voix de la coalition entre les démocrates-chrétiens et les libéraux. La majorité du SPD et la plupart des Verts et du PDS (la gauche radicale) ont voté contre. Aux quarante-cinq députés socio-démocrates qui ont voté en faveur de l’engagement de la Bundeswehr, le secrétaire général du SPD, Günter Verheugen, a répliqué que, même après le grand changement intervenu en Europe, l’Allemagne « ne pouvait pas être un pays normal, comme ceux qui n’ont pas une histoire si anormale. Celui qui ne le croit pas doit se poser la question de savoir ce que signifie le musée de la Shoah récemment inauguré à Washington ».
De nouveau trois ans plus tard, l’Allemagne a été confrontée à la question de sa responsabilité internationale. Quelques jours avant la formation du premier gouvernement rouge-vert, le Bundestag a voté, le 16 octobre 1998, à une forte majorité, avec les voix de la plupart des socio-démocrates et des Verts, une participation de la Bundeswehr à une éventuelle intervention de l’Alliance atlantique contre la politique agressive de la Serbie au Kosovo. Dans les attendus de cette intervention humanitaire la Shoah a joué de nouveau un grand rôle, mais cette fois comme argument en faveur d’un engagement quid devait empêcher l’extermination des Albanais du Kosovo. La référence aux crimes contre l’humanité perpétrés par les nazis devait servir à balayer les derniers doutes de la gauche au pouvoir sur le point de savoir si la pacification d’une région en guerre pouvait être possible par des moyens militaires. Mais contrairement à 1995, les députés socio-démocrates et verts étaient pratiquement déterminés à assumer les conséquences découlant de la nouvelle souveraineté de 1990. L’Allemagne a agi comme toutes les démocraties occidentales. Seule une petite minorité a revendiqué un rôle spécial pour l’Allemagne en en appelant à son passé.
Le thème d’Auschwitz est devenu rare dans le débat actuel allemand, depuis le tournant du siècle. Et c’est bien ainsi. Car toute référence quotidienne à l’extermination des juifs européens risque de dégénérer en une instrumentalisation et une banalisation de l’événement le plus tragique de l’histoire allemande et européenne. La référence au caractère unique de l’extermination des juifs dans le but de ne pas condamner ou de relativiser de nouveaux crimes, ne signifie pas autre chose qu’utiliser Auschwitz comme prétexte pour se détourner de la violation actuelle des droits de l’homme. Quand un tel argument est mis en avant, c’est le signe d’une pathologie dans la prise de conscience.
Une culture de la prudence
L’ancrage à l’Ouest de l’Allemagne comprend toujours un lien étroit avec la puissance occidentale hégémonique, les Etats-Unis d’Amérique. Il ne signifie nullement un assujettissement sans condition à ce que Washington entend par « intérêts occidentaux ». Le « non » rouge-vert à la guerre en Irak de 2003 était justifié politiquement et en droit international. C’était un acte d’émancipation par rapport à une Amérique sous George W. Bush mettait fondamentalement en cause ses propres valeurs. Une dissolution de la communauté de valeurs occidentale n’a pas été pour autant une conséquence de ce conflit transatlantique. Quand Américains et Européens sont en désaccord sur des questions fondamentales, il s’agit presque toujours d’un débat sur la mise en œuvre de valeurs communes. La culture politique de l’Occident est toujours une culture de la discussion. Elle repose sur l’idée que ce qu’il a de commun entre Occidentaux est assez fort pour supporter des différences, et donc pour les comprendre comme une chance pour développer le projet normatif de l’Occident.
Même après la fin du mandat du jeune Bush, il y a eu des tensions entre les Etats-Unis et des parties de l’Europe. Dans un cas, le débat sur une intervention humanitaire dans la guerre civile en Libye, l’Allemagne, en s’abstenant au Conseil de sécurité de l’ONU le 17 mars 2011, s’est retrouvée en opposition non seulement avec les Etats-Unis mais aussi avec deux de ses alliés ouest-européens, la France et la Grande-Bretagne, un auto-isolement de l’Allemagne encore jamais vu.
En juillet 1994, le ministre des affaires étrangères de l’époque, le libéral Klaus Kinkel, avait parlé de « la culture de la prudence qui a fait ses preuves ». Dans l’affaire libyenne, ce mot auquel le ministre libéral des affaires étrangères de la coalition de centre-droit Guido Westerwelle, se référait volontiers, a pris une nouvelle signification : les principaux alliés occidentaux y ont vu une manière d’embellir une fuite devant les responsabilités internationales motivée par des raisons de politique intérieure, un nouveau Sonderweg allemand, cette fois marqué par le pacifisme. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les avertissements fondés, répétés, du président Joachim Gauck : l’Allemagne doit assumer une plus grande part de responsabilité internationale, une responsabilité correspondant au poids économique et politique de la République fédérale en Europe et dans le monde. Quand il y va de la défense de la paix et des droits de l’homme, cela veut dire aussi des engagements de la Bundeswehr comme ultima ratio.
Un progrès du parlementarisme
La triple crise du processus d’unification européenne a récemment pesé sur les relations transatlantiques. La première de ces crises, celle de l’eurozone, a entretemps dépassé son apogée, mais elle n’est pas surmontée pour autant. La deuxième crise est liée à la mise en danger de la démocratie dans plusieurs Etats de l’UE, d’abord en Hongrie, en Roumanie et en Bulgarie. L’ampleur de cette menace sur la cohésion de l’UE est sous-estimée. Une des raisons est que le chef du gouvernement de Budapest, Viktor Orban, trouve du soutien dans le Parti populaire européen, l’alliance des partis conservateurs et chrétiens-démocrates en Europe, pendant que le social-démocrate Victor Punta à Bucarest peut se flatter d’une attitude compréhensive des socialistes européens. Si tu touches à mon Viktor (Victor), je me paie ton Victor (Viktor) : telle semble être la devise implicite des deux grandes familles du Parlement européen. C’est pourquoi la proposition du politologue Jan-Werner Müller, de créer une « Commission de Copenhague » indépendante. Son rôle serait, avant d’imposer d’éventuelles sanctions à la demande de la Commission européenne ou sur la base d’une pétition populaire, quand il y a un soupçon qu’un Etat membre viole les critères de Copenhague de 1993.
La troisième crise est la crise de légitimation du projet Europe qui se reflète dans les progrès électoraux des partis populistes de droite et de gauche à l’occasion du dernier scrutin européen. La critique portée à l’autojustification de l’exécutif bruxellois n’est pas nouvelle, et elle est pertinente dans une large mesure. Trop longtemps les décisions sur l’avenir de la Communauté, y compris en liaison avec le processus d’élargissement, ont été prises derrière des portes closes et sont présentées à l’opinion publique comme des faits accomplis. L’issue du bras de fer entre le Parlement européen et le Conseil européen est ouverte. En principe, une parlementarisation de la direction de cette Commission serait un progrès parce qu’elle augmenterait le poids du Parlement vis-à-vis du Conseil […]
Si la parlementarisation de l’exécutif européen réussit sans dommage pour la cohésion de l’UE, ce serait un progrès, mais on serait encore loin de ce qui est depuis longtemps et doit rester le but de la politique allemande, à savoir une Union politique, c’est-à-dire une réforme de fond de l’Union européenne. Ce but dépend de toute une série de conditions. L’une d’elle est une culture politique commune, la culture politique de l’Occident, que l’UE a fait sienne dans les critères d’adhésion et de Copenhague et dans la charte européenne des droits fondamentaux de l’an 2000. Les exemples de la Hongrie, de la Roumanie et de la Bulgarie montrent qu’on ne peut pas actuellement parler d’un consensus sur ce point parmi les Vingt-Huit. Au-delà une Union politique a besoin d’un accord fondamental entre les Etats membres sur les grandes lignes d’un agenda de réformes économiques et fiscales – un accord qui ne peut être atteint que par une discussion publique dans l’ensemble de l’Europe. Nous n’en sommes pas là, y compris au sein de l’Union monétaire et entre ses deux membres les plus importants, l’Allemagne et la France.
La Russie comme contre-exemple
Aussi longtemps qu’il n’y a pas de consensus franco-allemand solide sur les réformes nécessaires (et après la victoire du Front national aux élections européennes ce consensus est devenu plus improbable), il ne reste que l’option d’une coopération intergouvernementale renforcée, y compris dans les domaines qui ne sont pas encore communautarisés, telle la politique extérieure et de sécurité. Ce type de coopération ne peut certes pas être le dernier mot de la politique européenne. Mais aussi longtemps que le traité de Lisbonne est en vigueur, l’UE est condamnée à fonctionner sur un mode intergouvernemental.
La crise en Ukraine montre combien il serait important que l’Europe parle d’une seule voix. Il est probable que les historiens futurs arriveront à la conclusion qu’une phase de transition s’est achevée en 2014 – une période d’un quart de siècle ouverte par les révolutions pacifiques en Europe centrale dont le symbole est la chute du mur de Berlin en novembre 1989, et fondée sur l’espoir que les idées des révolutions américaine et française de la fin du XVIIIème siècle, seraient diffusées, peut-être pas dans le monde entier, mais au moins dans l’ensemble de ce qui était encore l’aire d’influence de l’Union soviétique.
L’Occident doit, jusqu’à nouvel ordre, abandonner cet espoir. Quatorze ans après qu’il eut été pour la première fois élu à la présidence de la Russie, Poutine a été très clair. Il voit dans la Fédération russe un contre-exemple par rapport à l’Occident soit disant décadent, la porte-parole de toutes les forces du monde multipolaire qui se dressent contre l’universalité des droits de l’homme, l’amie des homophobes de tous les continents et, en Europe, la partenaire fiable des partis anti-UE de droite et de gauche, ainsi que des partis qui veulent détacher l’Europe de l’Amérique, autrement dit qui souhaitent détruire l’Alliance atlantique.
La compréhension bienveillante que Poutine a rencontrée après l’annexion contraire au droit international, un acte du nationalisme ethnique, non seulement à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, mais aussi à la commission-Est de l’Association allemande de l’industrie, chez quelques hommes politiques de la CSU, auprès de quelques « elder statesmen » du SPD et de journalistes influenst non moins nombreux, a été perçue à juste titre par certains Etats d’Europe centrale et orientale appartenant à l’OTAN et à l’UE comme inquiétante. On s’est interrogé sur la profondeur véritable de l’ancrage à l’Ouest de l’Allemagne et on s’est demandé si Berlin accomplirait ses obligations liées à son appartenance à l’Alliance atlantique en cas de crise aiguë. Il n’y a pas lieu pour l’Allemagne de cesser ses efforts pour déminer la nouvelle confrontation Est-Ouest, pour pousser en Ukraine à un dialogue national et à Moscou à un retour à une politique de gestion pacifique d’intérêts divergents. Mais en même temps les gouvernements allemands ne doivent laisser planer aucun doute que la politique du cavalier seul ou la politique de la bascule entre l’Est et l’Ouest ne sont pas une option pour l’Allemagne et que l’ancrage à l’Ouest ne saurait être mis en question.
L’ouverture de l’Allemagne à la culture politique de l’Occident est résultat le plus important du « siècle des extrêmes ». L’adhésion des démocraties occidentales au projet normatif de l’Ouest n’est bien sûr crédible que si elle se conjugue avec la disposition à une autocritique historique. Les idées de 1776 et de 1789 ne décrivent pas les réalités d’alors, mais elles proposent les critères à partir desquels l’Occident doit travailler et selon lesquels il doit être jugé. Ainsi le projet devient un correctif d’une pratique qui contredit trop souvent les valeurs proclamées. Il développe une dynamique qui fait du projet un processus. Ce processus n’est pas mené à son terme aussi longtemps que les droits de l’homme inaliénables ne sont pas respectés dans le monde entier. L’Occident se dissout lui-même quand il se détourne de ce défi. Cela vaut aussi pour l’Allemagne qui, d’un point de vue historique, reste une des plus jeunes démocraties occidentales.