Faut-il craindre, dans les années à venir, un conflit armé, en mer de Chine ou en mer du Japon, entre Pékin et Washington ? Ou, pour le dire d’une manière plus provocatrice, « la troisième guerre mondiale commencera-t-elle en Asie ? » Telle est la question que posent, dans leur dernier livre, La Chine contre l’Amérique (Grasset), deux journalistes, Alain Frachon, directeur éditorial au Monde, et Daniel Vernet, président du site Boulevard Extérieur. Un débat était organisé autour de ce livre, jeudi 11 octobre, à la Maison Heinrich Heine à Paris, en présence de deux experts chevronnés des relations internationales, l’ancien ambassadeur de Chine à Paris Wu Jianmin, et l’ancien ambassadeur de France à Pékin, Claude Martin.
Pour les auteurs du livre, le choc entre les deux grandes puissances du Pacifique est « inévitable ». Ce sera, disent-ils, « le duel du siècle ». Pourquoi ? Parce que la Chine, dopée par sa croissance, veut retrouver en Asie son statut de puissance régionale indiscutée, même si elle n’aspire pas encore à celui de puissance mondiale. Et parce que les Etats-Unis entendent conserver leur statut de superpuissance, qui passe par le maintien de leur présence dans le Pacifique, devenue « une priorité de la doctrine de défense américaine ». L’affrontement semble donc programmé, sous une forme ou une autre. « La montée aux enchères n’est pas une fatalité mais elle ne peut être exclue », estiment les deux journalistes.
Le paradoxe, comme l’explique Daniel Vernet, est que les deux pays ne sont pas seulement des concurrents stratégiques mais qu’ils sont aussi des partenaires économiques, étroitement liés par des relations d’interdépendance. Aucun des deux n’a intérêt à détruire les autres. Les spécialistes parlent de Mutually Assured Economic Destruction (MAED), comme ils parlaient naguère, au temps de la guerre froide, entre les Etats-Unis et l’URSS, de Mutually Assured Destruction (MAD). Mais cette situation d’apparente neutralisation réciproque ne garantit pas aujourd’hui la préservation de la paix.
De part et d’autre se renforce en effet un sentiment de méfiance qui peut se transformer en « belligérance », comme en Corée il y a soixante ans où « une série d’incompréhensions a conduit à la catastrophe ». Vue de Chine, l’Amérique apparaît comme une « puissance déstabilisatrice ». Vue d’Amérique, la Chine est perçue comme une menace, et non comme le « bon géant » qu’elle prétend être. Selon Alain Frachon, le choc a déjà commencé. Les pays du Pacifique, inquiets des gesticulations de Pékin, se tournent de plus en plus vers les Etats-Unis. Ils redoutent un face à face avec la Chine, au moment où s’exacerbent les nombreux différends territoriaux entre celle-ci et ses voisins. Le Japon, la Corée du Nord, les Philippines resserrent leurs liens avec Washington. Ainsi s’installe contre Pékin « une coalition de pays asiatiques tous plus ou moins appuyés avec les Etats-Unis ».
La paix et le développement
Pourra-t-on éviter le pire ? Les deux diplomates réunis à la Maison Heinrich Heine veulent le croire. L’ancien ambassadeur chinois, Wu Jianmin, ne pense pas que la Chine soit « contre » l’Amérique. L’idée du « duel du siècle » fait peur, dit-il, mais « ce n’est pas l’intention de la Chine ». Le diplomate ne croit pas à un choc inévitable. Pour deux raisons. D’abord parce que « le monde a changé ». Le XXème siècle, souligne-t-il, a connu trop de guerres pour que le XXIème ne choisisse pas plutôt la voie de la paix et du développement. Pour lui, « nous sommes tous dans le même bateau ». Les Américains et les Chinois sont donc amenés à « conjuguer leurs efforts » plutôt qu’à s’opposer.
Ensuite parce que, selon lui, la Chine ne cherche pas et ne cherchera jamais « l’hégémonie ». Ce qui l’intéresse, c’est sa modernisation, et elle la mènera à bien « en coopérant avec le reste du monde ». Sa montée en puissance doit être un facteur de paix et de développement, et non de guerre. C’est la coopération internationale qui l’a conduite au succès : pourquoi y renoncerait-elle ? Les intérêts communs dépassent largement, estime le diplomate chinois, les « divergences » qui existent entre les deux pays. Il est vrai que la montée des populismes et des nationalismes, y compris en Chine, est porteuse de dangers. Raison de plus, pour Wu Jianmin, de rester vigilants.
Une grande absente, l’Europe
L’ambassadeur français, Claude Martin, affirme, lui aussi, ne pas croire à un affrontement. Selon lui, « tout devrait conduire les deux partenaires à s’entendre ». Il ne s’agit pas de nier les différends économiques et commerciaux ni les « irritants » stratégiques, comme la question de Taïwan, mais ceux-ci peuvent être réglés pacifiquement entre deux peuples qui se connaissent et qui s’admirent. Ce qui inquiète davantage le diplomate français, c’est l’absence de l’Europe. « Pourquoi n’est-elle pas là ? demande-t-il. Largement par sa faute ». Elle a trop souvent préféré en son sein la concurrence à « l’esprit de coopération » et s’est montrée incapable d’exploiter son « potentiel de jeu diplomatique ».
« Le XXIème siècle sans l’Europe ? ». Les auteurs du livre constatent que les Européens « semblent parfaitement ignorants de ce qui se joue dans le Pacifique », alors même qu’un affrontement sino-américain, même limité dans le temps et l’espace, aurait pour eux des conséquences négatives. Faute d’accord entre eux, « les Européens ont abandonné la pensée stratégique ». Au moment où l’Union européenne reçoit le prix Nobel de la paix, l’occasion lui est donnée de montrer, face aux menaces de conflit en Asie, que cette récompense n’est pas imméritée.