Le Congrès de Tours définit deux visions du débat politique, la première reposant sur une définition
démocratique et fédéraliste du Parti, la seconde sur une unité centralisée de
l’organisation et une soumission aux impératifs de la révolution mondiale orchestrée
de Moscou. Se font face une analyse réformiste et une conception humaniste du
combat politique, et une stratégie révolutionnaire ou terroriste de cette transition vers
le socialisme, dans le sens où l’utilisent respectivement dans leurs ouvrages tous publiés
en 1920 Karl Kautsky dans La Dictature du prolétariat et Terrorisme et communisme et
Léon Trotski dans Terrorisme et communisme (republié par la suite sous le titre Défense
du Terrorisme).
En France, comme à l’échelle internationale, le processus de scission est entamé par
la division des Jeunesses socialistes. En octobre 1920, les Jeunesses socialistes
deviennent les Jeunesses socialo-communistes, puis la Fédération nationale des
Jeunesses communistes de France, section française de l’internationale communiste
des jeunes en 1921. Les minoritaires conservent le titre de l’organisation tout comme
leurs aînés deux mois plus tard. Les ralliés à la Troisième internationale qualifient
leur parti de Parti communiste, section française de l’Internationale communiste.
Après celle du parti, les scissions des organisations ouvrières se succèdent : la
Confédération générale du travail donne naissance à la CGT unitaire en 1922 puis
la Fédération sportive du travail se scinde, la Fédération nationale des coopératives
ouvrières se divise, etc. Il en est de même pour toutes les organisations se réclamant
du mouvement ouvrier à l’échelle planétaire. L’unité des organisations socialistes,
syndicales ou associatives a vécu. Il s’agit d’analyser ici en quoi cette scission est la
conséquence d’un phénomène inédit à l’échelle planétaire répondant en même
temps à des réalités locales. Le caractère extrêmement commun des scissions est
analysé à l’échelle internationale, pour voir la spécificité propre à l’espace francofrançais
et ses conséquences sur le socialisme français.
LA PRISE DU POUVOIR PAR LES BOLCHEVIKS
ET SES CONSEQUENCES INTERNATIONALES
Dans le mouvement socialiste russe, la scission existe de fait depuis 1902 ; s’ils
demeurent dans le même parti, mencheviks et bolcheviks s’opposent radicalement. Elle
est définitivement résolue après la prise du pouvoir des bolcheviks. La question de la
coexistence entre les deux fractions rivales du Parti ouvrier social démocrate de Russie
ne se pose plus : la première (bolchevique) est au pouvoir, la seconde (menchevique
mais aussi socialiste révolutionnaire, etc.) est fusillée, en prison ou en exil.
En dépit d’un accueil plutôt hostile en 1918, les bolcheviks réussissent à inverser les
tendances et à imposer des débats sur l’adhésion ou le refus d’adhérer à l’Internationale
qu’ils viennent de créer. Ils utilisent le soutien à la guerre ou parfois la participation
ministérielle comme principal argument de la dénonciation du socialisme. En effet,
depuis mars 1919, date de création de l’Internationale communiste, partout dans le
monde des partis communistes sont sommés de se constituer et de répondre à une
certaine discipline refusant l’entente avec la « droite » et le « centre » des partis
socialistes : dénonciation des « trahisons » multiples des « chefs sociaux-démocrates »,
apologie de la dictature, justification de la terreur et mise en place de l’équation
« Qui n’est pas avec nous est contre nous ».
A regarder plus loin, et ailleurs qu’en France, à l’Ouest, au Nord, au Sud, des
congrès similaires à celui de Tours ont eu lieu partout sur la planète. De New York
à Sidney en passant par Londres, Varsovie ou Berlin, le même mouvement s’est
greffé sur l’ensemble des gauches, les scissions pour adhérer à l’Internationale
communiste demeurent des phénomènes largement minoritaires, voire marginaux.
La spécificité française – comme en Tchécoslovaquie ou en Italie – tient à son
aspect massif. La deuxième caractéristique est la détermination des bolcheviks et la
discipline de fer qu’ils appliquent, tant dans le régime qu’ils ont mis en place que
dans l’Internationale qu’ils viennent de créer.
Cet appel à la discipline extrêmement stricte s’exprime en juillet 1920 lors du IIe
congrès de l’Internationale communiste qui fixe dans le marbre et pour plus de deux
décennies le fonctionnement des partis communistes (de ses sections nationales).
Comme dans la majorité de celles-ci, ces scissions ont une cause majeure et d’autres
mineures. Le pivot central et le point névralgique sont la prise du pouvoir par les
bolcheviks avec comme conséquences immédiates l’instauration de la dictature sur la
Russie et ses corollaires : la création de la police politique, la dissolution de l’assemblée
constituante, la mise au pas des soviets et la mise en place du totalitarisme
communiste. Les jeux d’échelle permettent de voir et d’analyser ce qui a été une
stratégie mondiale ensuite appliquée à des réalités locales. La question française a été
pour les bolcheviks un des noeuds gordiens. En 1920, la « question française », pour
reprendre l’expression même des dirigeants de l’Internationale communiste, est
nettement moins importante que la « question allemande ». La France doit servir de
point d’appui secondaire dans l’optique du triomphe de la révolution allemande, qui
elle-même doit entraîner le basculement de l’Europe. Cependant, la question
allemande connaît tout au long de l’année 1920 un reflux alors que la question
française devient l’une des préoccupations principales des dirigeants communistes,
Trotski en tête. L’objectif avoué des bolcheviks est d’attirer les masses vers le
communisme soit par la révolution et l’instauration d’un pouvoir de type soviétique,
soit par la conquête des masses, moyen d’atteindre à long terme des objectifs
révolutionnaires. Certains pays européens sont traversés par des événements
révolutionnaires violents comme en Allemagne ou en Hongrie, voire en Italie. Les flux
révolutionnaires en Europe engendrent des scissions, elles ne sont pas toujours en
faveur des partisans de la Troisième internationale. Selon les dirigeants bolcheviks, la
responsabilité en incombe systématiquement à la trahison des chefs socialistes,
devenus les représentants de la bourgeoisie dans le monde ouvrier.
LA SCISSION EN FRANCE SUR FOND DE TENSIONS SOCIALES
C’est dans ce contexte international qu’une partie des socialistes et des syndicalistes
français adhère à ce point de vue. Ces révolutionnaires bénéficient entre 1919 et au
printemps 1920 d’une marée montante. En effet, au lendemain du conflit mondial,
un afflux rapide de militants bouscule les organisations se réclamant du mouvement
ouvrier. Il trouve son origine dans les mouvements sociaux des années 1919-1920. Il
procède par la réactivation de l’imaginaire insurrectionnel de la Commune de Paris
et se double du mythe sorélien de la grève générale, procédant d’une lecture et d’une
théorisation de l’ouvrage de Georges Sorel, Réflexion sur la violence. Il s’alimente
enfin de l’attitude des socialistes durant la guerre de 1914. Les partisans de Moscou
reprochent l’abandon des principes pacifistes en 1914 et le soutien à l’Union sacrée.
Les socialistes, pris dans leur contradiction, n’arrivent pas à montrer la continuité
des principes pour l’amélioration de la condition ouvrière pendant cette phase. Cette
lecture pervertie par un volontarisme politique plaque cette double grille
d’interprétation sur les mouvements sociaux de l’année 1920.
L’année 1920 est d’abord marquée par un mouvement social d’envergure : la grève
des cheminots. Dès le début de l’année, une grève partielle éclate chez les cheminots
de Périgueux. Elle accélère le courant favorable à l’adhésion à l’Internationale
communiste. A l’issue de cette grève victorieuse, la Fédération socialiste du
département de la Dordogne est dirigée par deux cheminots et un instituteur révoqué
– ce dernier quitte par la suite le PC pour la dissidence communiste en 1925. La
« radicalisation » de cette fédération montre par là même l’importance des conflits
sociaux dans la naissance du phénomène communiste.
Lui succède, entre le 20 et le 25 février 1920, la grève du réseau PLM (Paris Lyon
Marseille). Suite à la sanction d’un délégué syndical, le réseau est paralysé. C’est à
la fin de ce conflit que se tient le congrès de Strasbourg de la SFIO qui donne une
première orientation favorable à l’adhésion à l’Internationale communiste. Les
motions ayant déjà été votées, l’intérêt est de voir la transformation du vote des
sections socialistes entre le vote de Strasbourg et de Tours. Les votes sur la motion
pour l’adhésion à la Troisième internationale semblent suivre la voie de chemin de
fer, en Côte-d’Or comme dans la Loire, les militants votant tous pour l’adhésion.
Une très nette progression des thèses bolcheviques se fait sentir dans la Drôme,
dans l’Ardèche, dans les Bouches-du-Rhône. Peu après, la Fédération des cheminots
de la CGT tient son propre congrès, la minorité partisane de l’action révolutionnaire
immédiate prend le contrôle de la fédération, incarnée par une alliance bigarrée entre
des syndicalistes d’origine anarchisante comme Gaston Monmousseau et des membres
de la SFIO favorables à Moscou comme Pierre Semard, Lucien Midol ou Gabriel
Ducoeur. La Fédération des cheminots lance le mot d’ordre de la grève générale.
C’est le réel accélérateur du passage de la majorité des socialistes au communisme.
Pendant cette grève générale de 29 jours, du 30 avril à la fin mai 1920, les transports
en France sont paralysés. La grève vient traduire les ambiguïtés du mouvement
social et des nouveaux dirigeants de cette fédération. Les uns espèrent l’extension de
la grève générale à l’ensemble des corporations. Les autres estiment que seul ce corps
de métier devait entrer dans la grève. Les premiers y voient les signes avant-coureurs
de la révolution alors que les seconds pensent possible une amélioration des conditions
de travail. La grève se révèle être un échec. A son issue, les premiers accusent les
seconds de trahison et les seconds taxent les premiers d’aventurisme et de
« révolutionnarisme ». Mais, surtout, l’échec de cette grève met fin au mythe
syndicaliste révolutionnaire et, conséquemment, alimente l’espoir incarné par le
bolchevisme. Par ailleurs, elle permet aux minorités syndicales et politiques d’accuser
les majorités de trahison sociale et laisse libre l’espace pour les militants les plus
favorables à l’adhésion à l’Internationale communiste.
Troisième temps, le voyage en Russie de deux des principaux responsables de la
SFIO, Cachin et Frossard, qui font basculer définitivement les hésitants en faveur
de l’adhésion à la Troisième internationale, même s’ils émettent alors quelques
réserves quant aux conditions imposées.
Le quatrième élément est l’habileté tactique des bolcheviks, qui savent faire des
concessions temporaires et momentanées pour atteindre leur objectif : arracher la
majorité la plus large possible.
LENDEMAINS DE TOURS
Tous ces éléments sont rassemblés lors du congrès de Tours. Entre-temps, les
organisations se réclamant du monde ouvrier connaissent un fort déclin en termes
d’influence comme d’audience. L’Humanité voit son tirage chuter du quart, de
8,5 millions d’exemplaires par mois (285 000 par jour) à moins de six millions par
mois (199 000 par jour). La CGT perd en l’espace de six mois plus de la moitié de
ses effectifs, déclinant de deux millions d’adhérents à un million de membres. En début
1920, la SFIO revendique 132 000 membres, dix mois plus tard à Tours 180 000
personnes auraient pris leurs cartes. En 1921, pour les deux organisations SFIO et
SFIC, le nombre atteint 164 000 cartes selon les chiffres officiels. Dans le compterendu
sténographique du congrès, le délégué du Maine-et-Loire, par exemple,
explique que, sur 729 inscrits, 260 se sont prononcés. La majorité des interventions
touchant aux effectifs sont analogues. Entre ces deux dates, une partie des adhérents
a quitté les organisations mentionnées laissant la place aux plus braillards, aux plus
acharnés, aux plus assidus, aux plus jeunes. Ces militants font place nette et
découragent la majeure partie des autres. Les premiers sont les représentants d’un
socialisme débarrassé de ses traîtres et des agents de la bourgeoisie qui auraient
conduit le socialisme européen à la guerre, apologue du nouveau régime mis en
place en Russie soviétique. Les socialistes défendent leur expérience de la
participation et des réalisations opérées depuis trente ans mais semblent dépassés
par le flot des injures et des calomnies.
Les cadres de l’ancienne SFIO tentent de sauver ce qui peut l’être de la « vieille
maison » et ce même si la cause semble entendue avant le congrès ; les partisans de
l’adhésion sont majoritaires, les conditions imposées par le Komintern obligent à la
scission. Les dirigeants mencheviques et socialistes révolutionnaires russes viennent
faire en France des tournées de conférences. Leurs témoignages désespérés sont
restés tels des appels dans le désert. Quand ils ont pu s’exprimer, les arguments sur
le non-respect des libertés et les meurtres de masses n’ont eu aucun écho et sont
restés lettre morte. Il en est de même sur l’autorité supérieure des bolcheviks qui ont
fait la Révolution. Le tour pris par cette révolution ne semble pas soulever que de
l’enthousiasme. Les socialistes vivent mal cette scission.
La mémoire socialiste a surtout retenu du congrès le discours prémonitoire de Léon
Blum dénonçant les 21 conditions d’adhésion à la Troisième internationale (le
mettant en avant ou au contraire l’oubliant en fonction des périodes d’unité avec les
communistes). Léon Blum a démontré les signes avant-coureurs de ce qu’a été la
réalité du communisme. Derrière les arguments des socialistes, qui défendent la
« vieille maison », s’inscrivent d’une part toute la tradition dreyfusarde et d’autre part
la défense des acquis déjà obtenus par le dévouement des militants et des élus. Les
arguments développés par Léon Blum, aidé par le bibliothécaire de l’Ecole normale
supérieure, Lucien Herr, portent sur plusieurs aspects : le rappel de l’attachement
fondamental du socialisme à l’égalité et à la liberté, y compris la liberté contradictoire
des tendances, mais aussi l’anti-autoritarisme – « Il n’y a pas de chefs dans le Parti
socialiste ». Jean-Baptiste Lebas, l’ancien guesdiste, maire de Roubaix, renchérit, en
utilisant les preuves du parti socialiste suisse excluant les centristes, pour montrer que
les principaux acquis sociaux ont été bâtis grâce à l’implantation du socialisme. C’est en
effet à partir de cette base que la SFIO reprend pied relativement rapidement : si la
majorité des militants est partie, la majorité des élus est restée, preuve que le socialisme
offre un objectif visant à améliorer le quotidien des défavorisés et non à créer des
laboratoires ou des avant-postes de la république des soviets.
La reconstruction de la SFIO est finalement plus facile que la scission de Tours ne
pouvait le laisser penser. Les pratiques municipales associatives et sociales sont
demeurées et ont permis, rapidement, de montrer la solidité du mouvement en jouant
sur l’héritage révolutionnaire de la société française et ses aspirations réformistes. Chez
les socialistes, le poids de 1789, de 1848 et de la Commune de Paris demeure
important, en tout cas plus important que le coup de force bolchevique d’octobre 1917.
Le congrès de Tours reste dans l’histoire et la mémoire des gauches comme un des
moments clefs. Pour une partie, il correspond à la rupture de la synthèse jaurésienne.
Inversement, pour une autre partie, elle correspond à un moment fondateur : La Nuit
finit à Tours, écrivait ainsi, dans un ouvrage pour un des anniversaires de la scission, le
porte-plume de Maurice Thorez, Jean Fréville. Accident dans l’histoire, certainement,
rupture générationnelle évidemment, greffe du bolchevisme sur le mouvement ouvrier,
assurément, affaire de circonstances plus encore. La particularité française ne tient
pas dans le fait que cette scission a donné la majorité aux partisans de la Troisième
internationale. Les partis socialistes suisse, italien, tchécoslovaque par exemple ont fait
de même. La particularité du communisme français tient davantage dans sa durée et
dans sa taille. Cette naissance a permis l’existence d’un Parti communiste occupant
une large place dans la gauche des années 1920 aux années 1970, c’est pour cette
raison que le congrès de Tours prend une dimension symbolique. Ce symbole ne
devait son existence qu’au pays qui l’avait vu naître. Depuis la chute de la maison
mère communiste, ce symbole est devenu un moment ; seul le socialisme
démocratique demeure.