Il y a quatre-vingt-dix ans, le Congrès de Tours

L’anniversaire du congrès de Tours tenu il y a quatre-vingt-dix ans permet de revenir sur la scission qu’il a engendrée, apportant la division entre socialistes et communistes. Ce congrès est présenté comme une date symbolique, une étape dans un processus de scissions multiples à l’échelle internationale comme dans la gauche française, qui entérine les divisions entre des conceptions différentes du socialisme.

 

Le Congrès de Tours définit deux visions du débat politique, la première reposant sur une définition

démocratique et fédéraliste du Parti, la seconde sur une unité centralisée de

l’organisation et une soumission aux impératifs de la révolution mondiale orchestrée

de Moscou. Se font face une analyse réformiste et une conception humaniste du

combat politique, et une stratégie révolutionnaire ou terroriste de cette transition vers

le socialisme, dans le sens où l’utilisent respectivement dans leurs ouvrages tous publiés

en 1920 Karl Kautsky dans La Dictature du prolétariat et Terrorisme et communisme et

Léon Trotski dans Terrorisme et communisme (republié par la suite sous le titre Défense

du Terrorisme).

En France, comme à l’échelle internationale, le processus de scission est entamé par

la division des Jeunesses socialistes. En octobre 1920, les Jeunesses socialistes

deviennent les Jeunesses socialo-communistes, puis la Fédération nationale des

Jeunesses communistes de France, section française de l’internationale communiste

des jeunes en 1921. Les minoritaires conservent le titre de l’organisation tout comme

leurs aînés deux mois plus tard. Les ralliés à la Troisième internationale qualifient

leur parti de Parti communiste, section française de l’Internationale communiste.

Après celle du parti, les scissions des organisations ouvrières se succèdent : la

Confédération générale du travail donne naissance à la CGT unitaire en 1922 puis

la Fédération sportive du travail se scinde, la Fédération nationale des coopératives

ouvrières se divise, etc. Il en est de même pour toutes les organisations se réclamant

du mouvement ouvrier à l’échelle planétaire. L’unité des organisations socialistes,

syndicales ou associatives a vécu. Il s’agit d’analyser ici en quoi cette scission est la

conséquence d’un phénomène inédit à l’échelle planétaire répondant en même

temps à des réalités locales. Le caractère extrêmement commun des scissions est

analysé à l’échelle internationale, pour voir la spécificité propre à l’espace francofrançais

et ses conséquences sur le socialisme français.

LA PRISE DU POUVOIR PAR LES BOLCHEVIKS

ET SES CONSEQUENCES INTERNATIONALES

Dans le mouvement socialiste russe, la scission existe de fait depuis 1902 ; s’ils

demeurent dans le même parti, mencheviks et bolcheviks s’opposent radicalement. Elle

est définitivement résolue après la prise du pouvoir des bolcheviks. La question de la

coexistence entre les deux fractions rivales du Parti ouvrier social démocrate de Russie

ne se pose plus : la première (bolchevique) est au pouvoir, la seconde (menchevique

mais aussi socialiste révolutionnaire, etc.) est fusillée, en prison ou en exil.

En dépit d’un accueil plutôt hostile en 1918, les bolcheviks réussissent à inverser les

tendances et à imposer des débats sur l’adhésion ou le refus d’adhérer à l’Internationale

qu’ils viennent de créer. Ils utilisent le soutien à la guerre ou parfois la participation

ministérielle comme principal argument de la dénonciation du socialisme. En effet,

depuis mars 1919, date de création de l’Internationale communiste, partout dans le

monde des partis communistes sont sommés de se constituer et de répondre à une

certaine discipline refusant l’entente avec la « droite » et le « centre » des partis

socialistes : dénonciation des « trahisons » multiples des « chefs sociaux-démocrates »,

apologie de la dictature, justification de la terreur et mise en place de l’équation

« Qui n’est pas avec nous est contre nous ».

A regarder plus loin, et ailleurs qu’en France, à l’Ouest, au Nord, au Sud, des

congrès similaires à celui de Tours ont eu lieu partout sur la planète. De New York

à Sidney en passant par Londres, Varsovie ou Berlin, le même mouvement s’est

greffé sur l’ensemble des gauches, les scissions pour adhérer à l’Internationale

communiste demeurent des phénomènes largement minoritaires, voire marginaux.

La spécificité française – comme en Tchécoslovaquie ou en Italie – tient à son

aspect massif. La deuxième caractéristique est la détermination des bolcheviks et la

discipline de fer qu’ils appliquent, tant dans le régime qu’ils ont mis en place que

dans l’Internationale qu’ils viennent de créer.

Cet appel à la discipline extrêmement stricte s’exprime en juillet 1920 lors du IIe

congrès de l’Internationale communiste qui fixe dans le marbre et pour plus de deux

décennies le fonctionnement des partis communistes (de ses sections nationales).

Comme dans la majorité de celles-ci, ces scissions ont une cause majeure et d’autres

mineures. Le pivot central et le point névralgique sont la prise du pouvoir par les

bolcheviks avec comme conséquences immédiates l’instauration de la dictature sur la

Russie et ses corollaires : la création de la police politique, la dissolution de l’assemblée

constituante, la mise au pas des soviets et la mise en place du totalitarisme

communiste. Les jeux d’échelle permettent de voir et d’analyser ce qui a été une

stratégie mondiale ensuite appliquée à des réalités locales. La question française a été

pour les bolcheviks un des noeuds gordiens. En 1920, la « question française », pour

reprendre l’expression même des dirigeants de l’Internationale communiste, est

nettement moins importante que la « question allemande ». La France doit servir de

point d’appui secondaire dans l’optique du triomphe de la révolution allemande, qui

elle-même doit entraîner le basculement de l’Europe. Cependant, la question

allemande connaît tout au long de l’année 1920 un reflux alors que la question

française devient l’une des préoccupations principales des dirigeants communistes,

Trotski en tête. L’objectif avoué des bolcheviks est d’attirer les masses vers le

communisme soit par la révolution et l’instauration d’un pouvoir de type soviétique,

soit par la conquête des masses, moyen d’atteindre à long terme des objectifs

révolutionnaires. Certains pays européens sont traversés par des événements

révolutionnaires violents comme en Allemagne ou en Hongrie, voire en Italie. Les flux

révolutionnaires en Europe engendrent des scissions, elles ne sont pas toujours en

faveur des partisans de la Troisième internationale. Selon les dirigeants bolcheviks, la

responsabilité en incombe systématiquement à la trahison des chefs socialistes,

devenus les représentants de la bourgeoisie dans le monde ouvrier.

LA SCISSION EN FRANCE SUR FOND DE TENSIONS SOCIALES

C’est dans ce contexte international qu’une partie des socialistes et des syndicalistes

français adhère à ce point de vue. Ces révolutionnaires bénéficient entre 1919 et au

printemps 1920 d’une marée montante. En effet, au lendemain du conflit mondial,

un afflux rapide de militants bouscule les organisations se réclamant du mouvement

ouvrier. Il trouve son origine dans les mouvements sociaux des années 1919-1920. Il

procède par la réactivation de l’imaginaire insurrectionnel de la Commune de Paris

et se double du mythe sorélien de la grève générale, procédant d’une lecture et d’une

théorisation de l’ouvrage de Georges Sorel, Réflexion sur la violence. Il s’alimente

enfin de l’attitude des socialistes durant la guerre de 1914. Les partisans de Moscou

reprochent l’abandon des principes pacifistes en 1914 et le soutien à l’Union sacrée.

Les socialistes, pris dans leur contradiction, n’arrivent pas à montrer la continuité

des principes pour l’amélioration de la condition ouvrière pendant cette phase. Cette

lecture pervertie par un volontarisme politique plaque cette double grille

d’interprétation sur les mouvements sociaux de l’année 1920.

L’année 1920 est d’abord marquée par un mouvement social d’envergure : la grève

des cheminots. Dès le début de l’année, une grève partielle éclate chez les cheminots

de Périgueux. Elle accélère le courant favorable à l’adhésion à l’Internationale

communiste. A l’issue de cette grève victorieuse, la Fédération socialiste du

département de la Dordogne est dirigée par deux cheminots et un instituteur révoqué

– ce dernier quitte par la suite le PC pour la dissidence communiste en 1925. La

« radicalisation » de cette fédération montre par là même l’importance des conflits

sociaux dans la naissance du phénomène communiste.

Lui succède, entre le 20 et le 25 février 1920, la grève du réseau PLM (Paris Lyon

Marseille). Suite à la sanction d’un délégué syndical, le réseau est paralysé. C’est à

la fin de ce conflit que se tient le congrès de Strasbourg de la SFIO qui donne une

première orientation favorable à l’adhésion à l’Internationale communiste. Les

motions ayant déjà été votées, l’intérêt est de voir la transformation du vote des

sections socialistes entre le vote de Strasbourg et de Tours. Les votes sur la motion

pour l’adhésion à la Troisième internationale semblent suivre la voie de chemin de

fer, en Côte-d’Or comme dans la Loire, les militants votant tous pour l’adhésion.

Une très nette progression des thèses bolcheviques se fait sentir dans la Drôme,

dans l’Ardèche, dans les Bouches-du-Rhône. Peu après, la Fédération des cheminots

de la CGT tient son propre congrès, la minorité partisane de l’action révolutionnaire

immédiate prend le contrôle de la fédération, incarnée par une alliance bigarrée entre

des syndicalistes d’origine anarchisante comme Gaston Monmousseau et des membres

de la SFIO favorables à Moscou comme Pierre Semard, Lucien Midol ou Gabriel

Ducoeur. La Fédération des cheminots lance le mot d’ordre de la grève générale.

C’est le réel accélérateur du passage de la majorité des socialistes au communisme.

Pendant cette grève générale de 29 jours, du 30 avril à la fin mai 1920, les transports

en France sont paralysés. La grève vient traduire les ambiguïtés du mouvement

social et des nouveaux dirigeants de cette fédération. Les uns espèrent l’extension de

la grève générale à l’ensemble des corporations. Les autres estiment que seul ce corps

de métier devait entrer dans la grève. Les premiers y voient les signes avant-coureurs

de la révolution alors que les seconds pensent possible une amélioration des conditions

de travail. La grève se révèle être un échec. A son issue, les premiers accusent les

seconds de trahison et les seconds taxent les premiers d’aventurisme et de

« révolutionnarisme ». Mais, surtout, l’échec de cette grève met fin au mythe

syndicaliste révolutionnaire et, conséquemment, alimente l’espoir incarné par le

bolchevisme. Par ailleurs, elle permet aux minorités syndicales et politiques d’accuser

les majorités de trahison sociale et laisse libre l’espace pour les militants les plus

favorables à l’adhésion à l’Internationale communiste.

Troisième temps, le voyage en Russie de deux des principaux responsables de la

SFIO, Cachin et Frossard, qui font basculer définitivement les hésitants en faveur

de l’adhésion à la Troisième internationale, même s’ils émettent alors quelques

réserves quant aux conditions imposées.

Le quatrième élément est l’habileté tactique des bolcheviks, qui savent faire des

concessions temporaires et momentanées pour atteindre leur objectif : arracher la

majorité la plus large possible.

LENDEMAINS DE TOURS

Tous ces éléments sont rassemblés lors du congrès de Tours. Entre-temps, les

organisations se réclamant du monde ouvrier connaissent un fort déclin en termes

d’influence comme d’audience. L’Humanité voit son tirage chuter du quart, de

8,5 millions d’exemplaires par mois (285 000 par jour) à moins de six millions par

mois (199 000 par jour). La CGT perd en l’espace de six mois plus de la moitié de

ses effectifs, déclinant de deux millions d’adhérents à un million de membres. En début

1920, la SFIO revendique 132 000 membres, dix mois plus tard à Tours 180 000

personnes auraient pris leurs cartes. En 1921, pour les deux organisations SFIO et

SFIC, le nombre atteint 164 000 cartes selon les chiffres officiels. Dans le compterendu

sténographique du congrès, le délégué du Maine-et-Loire, par exemple,

explique que, sur 729 inscrits, 260 se sont prononcés. La majorité des interventions

touchant aux effectifs sont analogues. Entre ces deux dates, une partie des adhérents

a quitté les organisations mentionnées laissant la place aux plus braillards, aux plus

acharnés, aux plus assidus, aux plus jeunes. Ces militants font place nette et

découragent la majeure partie des autres. Les premiers sont les représentants d’un

socialisme débarrassé de ses traîtres et des agents de la bourgeoisie qui auraient

conduit le socialisme européen à la guerre, apologue du nouveau régime mis en

place en Russie soviétique. Les socialistes défendent leur expérience de la

participation et des réalisations opérées depuis trente ans mais semblent dépassés

par le flot des injures et des calomnies.

Les cadres de l’ancienne SFIO tentent de sauver ce qui peut l’être de la « vieille

maison » et ce même si la cause semble entendue avant le congrès ; les partisans de

l’adhésion sont majoritaires, les conditions imposées par le Komintern obligent à la

scission. Les dirigeants mencheviques et socialistes révolutionnaires russes viennent

faire en France des tournées de conférences. Leurs témoignages désespérés sont

restés tels des appels dans le désert. Quand ils ont pu s’exprimer, les arguments sur

le non-respect des libertés et les meurtres de masses n’ont eu aucun écho et sont

restés lettre morte. Il en est de même sur l’autorité supérieure des bolcheviks qui ont

fait la Révolution. Le tour pris par cette révolution ne semble pas soulever que de

l’enthousiasme. Les socialistes vivent mal cette scission.

La mémoire socialiste a surtout retenu du congrès le discours prémonitoire de Léon

Blum dénonçant les 21 conditions d’adhésion à la Troisième internationale (le

mettant en avant ou au contraire l’oubliant en fonction des périodes d’unité avec les

communistes). Léon Blum a démontré les signes avant-coureurs de ce qu’a été la

réalité du communisme. Derrière les arguments des socialistes, qui défendent la

« vieille maison », s’inscrivent d’une part toute la tradition dreyfusarde et d’autre part

la défense des acquis déjà obtenus par le dévouement des militants et des élus. Les

arguments développés par Léon Blum, aidé par le bibliothécaire de l’Ecole normale

supérieure, Lucien Herr, portent sur plusieurs aspects : le rappel de l’attachement

fondamental du socialisme à l’égalité et à la liberté, y compris la liberté contradictoire

des tendances, mais aussi l’anti-autoritarisme – « Il n’y a pas de chefs dans le Parti

socialiste ». Jean-Baptiste Lebas, l’ancien guesdiste, maire de Roubaix, renchérit, en

utilisant les preuves du parti socialiste suisse excluant les centristes, pour montrer que

les principaux acquis sociaux ont été bâtis grâce à l’implantation du socialisme. C’est en

effet à partir de cette base que la SFIO reprend pied relativement rapidement : si la

majorité des militants est partie, la majorité des élus est restée, preuve que le socialisme

offre un objectif visant à améliorer le quotidien des défavorisés et non à créer des

laboratoires ou des avant-postes de la république des soviets.

La reconstruction de la SFIO est finalement plus facile que la scission de Tours ne

pouvait le laisser penser. Les pratiques municipales associatives et sociales sont

demeurées et ont permis, rapidement, de montrer la solidité du mouvement en jouant

sur l’héritage révolutionnaire de la société française et ses aspirations réformistes. Chez

les socialistes, le poids de 1789, de 1848 et de la Commune de Paris demeure

important, en tout cas plus important que le coup de force bolchevique d’octobre 1917.

Le congrès de Tours reste dans l’histoire et la mémoire des gauches comme un des

moments clefs. Pour une partie, il correspond à la rupture de la synthèse jaurésienne.

Inversement, pour une autre partie, elle correspond à un moment fondateur : La Nuit

finit à Tours, écrivait ainsi, dans un ouvrage pour un des anniversaires de la scission, le

porte-plume de Maurice Thorez, Jean Fréville. Accident dans l’histoire, certainement,

rupture générationnelle évidemment, greffe du bolchevisme sur le mouvement ouvrier,

assurément, affaire de circonstances plus encore. La particularité française ne tient

pas dans le fait que cette scission a donné la majorité aux partisans de la Troisième

internationale. Les partis socialistes suisse, italien, tchécoslovaque par exemple ont fait

de même. La particularité du communisme français tient davantage dans sa durée et

dans sa taille. Cette naissance a permis l’existence d’un Parti communiste occupant

une large place dans la gauche des années 1920 aux années 1970, c’est pour cette

raison que le congrès de Tours prend une dimension symbolique. Ce symbole ne

devait son existence qu’au pays qui l’avait vu naître. Depuis la chute de la maison

mère communiste, ce symbole est devenu un moment ; seul le socialisme

démocratique demeure.