La crise migratoire à laquelle nous sommes confrontés est un rude défi lancé à l’Europe, à ses États et à ses peuples. Face à ce défi, l’Union, bavarde, impuissante et divisée, est désormais presque totalement aboulique. Le miroir que nous tend la crise actuelle nous renvoie une image de nous-mêmes pour le moins préoccupante, celle d’une Europe minée en profondeur par l’insignifiance de ses moyens, la dénaturation de ses comportements et l’ampleur du dissensus qui la travaille.
L’insignifiance des moyens.
La question n’est pas d’être pour ou contre les accords de Schengen mais d’en constater la criante insuffisance. Soyons justes : ceux-ci n’ont pas été conçus pour faire face à des phénomènes de migration aussi massifs et aussi précipités. Il ne s’agissait initialement que de compenser une facilité bienvenue de circulation à l’intérieur de l’Union par un renforcement du contrôle extérieur et par la transmission à chaque État des informations recueillies à l’occasion de ces contrôles. S’en prendre à Schengen pour son incapacité à réguler le torrent migratoire, c’est aussi injuste que de faire un procès à son couvreur parce que la tornade du siècle a emporté le toit de la maison !
Il reste que ce n’est pas par hasard si le dispositif actuel est aussi indigent. Les accords de Schengen et les conventions d’application de Dublin souffrent de deux défauts majeurs, l’un et l’autre produits par la résistance abusive des États face aux exigences de l’Union : la timidité et l’iniquité. C’est le refus d’un partage équitable des responsabilités et des coûts qui a jusqu’à présent interdit toute politique sérieuse de contrôle commun des frontières extérieures de l’Union. En l’absence d’une vraie mise en commun du fardeau financier et d’un solide corps européen de garde-frontière, c’est à chacun des États frontaliers de faire le travail pour le compte de tous les autres.
Il est évidemment abusif de confier l’essentiel du portail d’accès à l’Union à partir du Moyen-Orient ou de l’Afrique à des États aussi fragiles ou minuscules que la Grèce ou que Malte. Même s’ils bénéficient de l’aide chichement mesurée de l’agence Frontex dont le directeur rappelait récemment que non seulement il n’avait pas la haute main sur l’action des services douaniers qui demeurent de la compétence exclusive des États mais qu’il n’avait pas même accès aux informations recueillies à l’occasion de ces contrôles et transmises à chacun des États membres par le Système d’information Schengen.
La méfiance souverainiste confine ici à l’absurde. La passivité des autorités grecques devant l’afflux des réfugiés est la conséquence naturelle d’un dispositif qui semble conçu tout exprès pour dysfonctionner. M. Tsipras avait en effet quatre bonnes raisons de ne pas faire le travail qu’on faisait semblant de lui demander : il était trop de gauche pour ouvrir et gérer des centres de tri, c’est-à-dire des camps de rétention, trop pauvre et trop mal équipé pour porter des responsabilités administratives aussi lourdes, trop jaloux de sa souveraineté pour laisser à d’autres la responsabilité, ô combien régalienne, de contrôler ses frontières, et enfin trop peu concerné par le sort de migrants qui avaient le bon goût de disparaître sans laisser de traces, pour faire le tri entre réfugiés politiques et migrants économiques, tous éblouis par l’eldorado allemand.
Le paradoxe, c’est que la situation a changé depuis quelques jours sous l’effet d’une décision vertueusement critiquée par les belles âmes : la fermeture de la frontière macédonienne. Le gouvernement grec découvre consterné que les migrants sont bloqués chez lui. La logique pour l’Union serait d’exploiter l’embarras hellénique, de mettre la main à la poche et, d’une façon ou d’une autre, de financer en Grèce une politique d’accueil et de tri entre réfugiés politiques éligibles à l’asile et migrants économiques devant être refoulés en Turquie ou ailleurs. Une telle initiative aurait le mérite de réduire les capacités de chantage exercées par la Turquie et de nous permettre d’honorer nos engagements de non refoulement sans examen individuel des demandes d’asile. Les États-membres sont-ils capables de faire l’effort administratif et financier nécessaire ? Rien n’est moins sûr.
La dénaturation des comportements.
Indépendamment même des défaillances grecques, la gestion de la crise par les plus hauts dirigeants de l’Union a été plus que décevante : carrément humiliante. Sans doute, dès lors que nous ne pouvions rétablir manu militari les réfugiés dans leurs foyers et que nous ne nous résignions pas à les laisser mourir à nos portes, il n’y avait que deux options raisonnables : les accueillir chez nous ou financer leur accueil chez les autres, c’est-à-dire au premier chef en Turquie. C’était réalisme que d’afficher haut et fort la première de ces deux options comme l’a fait d’emblée Mme Merkel, même si son excès d’enthousiasme de l’été dernier avait le double inconvénient de constituer un appel d’air supplémentaire pour les migrants et une provocation superflue pour nos partenaires d’Europe centrale.
On ne saurait, bien entendu, lui faire davantage grief d’appeler l’Union à compléter le dispositif en passant contrat avec la Turquie. Que ce pays ne soit pas exemplaire en matière de droits fondamentaux ne le différencie en rien de la plupart des États de la zone qui accueillent des millions de réfugiés que nous n’envisageons nullement de recevoir chez nous.
Il reste que, côté travaux pratiques, la chancelière allemande est un peu trop brutalement descendue de sa posture kantienne pour ne pas décevoir ceux qui avaient admiré sa rigueur première. La négociation menée avec la Turquie suscite trois réserves de fond. En se lançant seule dans un marchandage fébrile avec son homologue turc, la chancelière a foulé aux pieds les règles, les procédures et les usages institutionnels de l’Union.
Elle a arbitrairement mis sur la touche à la fois le Président du Conseil européen, celui de la Commission et le Haut Représentant pour les affaires extérieures. Politiquement, elle a ignoré le Parlement et, cruelle humiliation pour M. Hollande, récusé tout copilotage de la manœuvre avec la France. À Bruges, il y a quelques années, Mme Merkel avait cru bon de répudier toute forme de fonctionnement qui ne fût pas intergouvernemental. Aujourd’hui, elle est carrément passée à l’unilatéral. La dérive n’est pas saine. D’autant moins que sur ce dossier l’Allemagne n’incarne pas le consensus. Rappelons-nous que si l’Union a été inventée, c’est pour permettre aux États d’agir ensemble sans obéir à l’un d’entre eux.
Sur le fond, la négociation est doublement insuffisante. Elle entérine le fait que le refoulement hors du territoire européen des demandeurs d’asile pourra se faire sans que les demandes aient été véritablement instruites individuellement et tranchées sur place. Ce qui contrevient formellement aux règles de procédure définies à partir de la Convention de Genève.
De plus, la coopération turque est payée de concessions humiliantes et parfaitement étrangères à la question en suspens : suppression des visas et relance des négociations d’adhésion. Que les dirigeants européens soient convaincus que ces deux concessions sont de pure forme et qu’en particulier l’adhésion de la Turquie demeure aussi improbable demain qu’hier ne fait qu’ajouter la sournoiserie à la haine de soi. L’indifférence ainsi révélée à la fixation des frontières légitimes de l’Union suffit à démontrer la désinvolture avec laquelle les gouvernements envisagent la question des limites, donc de la nature même de la communauté politique qu’ils prétendent ambitionner de tirer au jour.
La profondeur des désaccords.
C’est la cause principale de notre impuissance à traiter le problème. Derrière la dénonciation plus ou moins sournoise des insuffisances, par ailleurs bien réelles, du dispositif Schengen, comment ne pas voir une arrière-pensée aussi simple qu’inavouable : les réfugiés ne doivent pas pénétrer dans l’espace Schengen car nous ne sommes pas concernés par ce qui leur arrive ?
Tous les États d’Europe centrale sont sur cette ligne et disent tout haut ce que la plupart des autres pensent sans oser le formuler. Seule la chancelière allemande nous a rappelé que nos valeurs et nos engagements internationaux – la Convention de Genève de 1951, le protocole de 1967 sur les réfugiés et les traités européens – nous font devoir d’examiner l’individuellement les demandes d’asile et d’accueillir ceux qui les portent sans contingentement.
Nous rencontrons ici un dissensus de fond sur l’identité de l’Union : club de marque chrétienne qui doit veiller sur l’intégrité de son identité culturelle ou club de démocraties attachées au respect des droits fondamentaux ? En principe, l’Union européenne a choisi son camp, le même que celui de la chancelière. En principe seulement et on ne compte pas en l’espèce le nombre de pays qui préfèrent se taire et disparaître sous le tapis pour ne pas fâcher les électeurs. La France faisait, elle aussi, tapisserie au bal des faux-culs jusqu’à ce que le Premier ministre se décide à faire le voyage de Munich pour critiquer sans nuance sa collègue allemande. Il est des moments où on en vient à regretter l’hypocrisie !
Le désaccord est d’autant plus préoccupant qu’il porte sur l’essentiel. En septembre dernier, il était difficile de ne pas voir derrière l’enthousiasme quelque peu excessif de Mme Merkel pour l’accueil à bras ouvert des migrants, le signe d’une adhésion implicite à un modèle économique et social de compensation de l’effondrement démographique européen par un afflux de migrants économiques, et non pas simplement de réfugiés politiques.
Il n’est pas sûr qu’un tel modèle, traditionnellement porté par les institutions européennes, ne soit pas aujourd’hui l’objet d’un rejet catégorique de la part d’une partie grandissante de l’opinion. Ce serait la vocation de la France que de tenir sur une telle question le discours d’équilibre et de modération qui s’impose. Encore faudrait-il qu’elle se mette en mesure d’être à nouveau entendue sur les affaires d’Europe.
À l’opposé des prises de position de la Chancelière, observons que l’attitude d’hostilité aux réfugiés des gouvernements d’Europe centrale s’adosse à une mise en cause de fond des valeurs et des institutions de la démocratie libérale qui atteint le cœur du contrat d’adhésion de ces États à l’Union européenne. Si nous voulions être à la hauteur des enjeux, la crise de l’Union sur les flux migratoires combinée avec la danse des Anglais autour du Brexit devrait nous conduire à repenser l’articulation des trois Europe, celle du marché commun et « de l’Union sans cesse plus étroite », qui a choisi l’Euro, celle du libre-échange britannique et nordique et celle de l’ex-Comecon resserré autour du triangle de Visegrad.
Dévoiement du fonctionnement institutionnel de l’Union, apathie et pusillanimité internationales de ses dirigeants, dissociation du couple franco-allemand, sécession de l’Europe périphérique, remise en cause des valeurs fondatrices de la construction européenne, c’est bien la désolante image de toutes nos défaillances que n’en finit pas de nous renvoyer le miroir de la crise migratoire.
L’Union est-elle pour autant menacée dans sa survie ? Même pas sûr, diraient les enfants. Penser que la construction européenne pourrait tout simplement disparaître dans la tourmente revient paradoxalement à surestimer les capacités d’initiative de ses dirigeants : ceux-ci sont devenus aussi incapables de rompre que d’aller de l’avant. Dislocation improbable, sursaut introuvable, l’Europe des âmes grises ne manque pas d’avenir.