Cette année nous a donné une radiographie de nous-mêmes. Dehors, devant notre porte, le buisson est en feu ; c’est l’année de l’apocalypse. Tous nous nous sommes grisés du livre de Venedikt Erofeiev, Moscou sur Vodka (paru en français chez Albin Michel en 1990). La lie enivrée de la société nous plaisait. Elle nous paraissait sainte. Nous la placions au-dessus de nous. Maintenant le temps de la sainteté est arrivé.
Pour qui l’heure sonne-t-elle ? Pour qui le hurlement de loup de l’intelligentsia ? Nous sommes tombés au plus bas. Voisins, frères, venez à notre secours ! Comment ? Vous êtes aussi paumés que nous ?
Nous avons atteint un nouvel exploit pour le Guinness des records. Même mesuré à l’aune de l’histoire russe qui en a pris pourtant plusieurs fois plein la figure, cet exploit est difficile à imaginer. Quelle époque ! On peut en être fier. Est-ce que j’aurais pu m’imaginer une guerre entre Moscou et Kiev quand, en 1979, j’ai contribué à publier l’Almanach dissident Metropol ?
Jirinovski apparaitrait comme un moindre mal
Merci aux puissants ! Merci au peuple ! Ils se sont donné la main et ils ont organisé quelque chose d’inédit. Tout le monde piaille que ça conduit à la Troisième guerre mondiale. Une voix sonore crie : « Honte ! » N’est-ce pas clair depuis longtemps ?
Les puissants, ceux qui détiennent le pouvoir, ont toujours servi de tampon. Si on laissait le peuple voter librement, les dirigeants actuels seraient lessivés. Ils ne s’en seraient pas sorti avec l’annexion de la Crimée. Même le démagogue fascistoïde Jirinovski apparaitrait comme le moindre mal.
Après la chute de l’Union soviétique, les puissants se sont tournés vers l’Occident avec les masques de Egor Gaïdar et d’Anatoli Tchoubais ; ils en ont appelé au témoignage d’Andreï Sakharov. Mais ce n’était que des masques. Vint le temps de se détourner de l’Occident, de lui montrer notre vrai visage, le miroir de notre postérieur.
Une génération avec matraques
Après la Deuxième guerre mondiale les nations libérées ont haï avant tout leurs idéologues pro-allemands. Beaucoup ont été pendus ou fusillés. Nous nous avons le parachute doré de l’oubli. Nous oublierons vite la guerre entre Moscou et Kiev, quelle que soit son issue. Nous l’oublierons comme nous avons oublié la guerre au Rouanda. Nous oublions tout.
Jadis nous avons admis, à tort, qu’arrivait une nouvelle génération qui regretterait, comme en Allemagne. En effet, une nouvelle génération est apparue, mais elle avait des matraques dans les mains.
Merci Poutine. Il a montré l’âme russe dans tous ses détails. A la télévision nous voyons les entrailles des passions et des vœux du peuple comme sur une radiographie. Le poste de télévision ne parle pas la langue de la propagande mais celle du peuple. Salut à toi, notre racisme originel !
Comme après la révolution
L’intelligentsia est devenue un groupe marginal. Ses restes laissent tomber les pauvres. Comment peut-on continuer à vivre ici ? Question ridicule ! Comme si c’était la première fois ! Comme des enfants vexés ! Il suffit de penser au recueil publié après la Révolution, De profundis, par les intellectuels passés du marxisme au christianisme. Ils s’étaient réveillés ! Ils qualifiaient le peuple de « groin de porc ». Mais à leur manière, les « groins » étaient conséquents. Lors de leur lutte de libération contre l’intervention polonaise, ils avaient refusé l’Europe. Ils ne voulaient pas se libérer de l’oppression avec l’aide de Napoléon. Ils entourèrent Nicolas II avec les drapeaux des Cent Noirs qui liquidèrent physiquement les libéraux.
Nous réapprenons à vivre comme un élément étranger, ennemi, marginal, comme après la Révolution. Pour ne pas mourir de faim, l’intelligentsia est entrée alors dans les institutions éducatives. Gorki a montré la voie, il a préparé des plans pour cultiver la Russie. Et les puissants proches du peuple imposèrent l’alphabétisation totale de la population. A la suite de quoi, l’homme russe a été remplacé par l’homme soviétique.
Une nouvelle époque des Lumières est-elle en vue ? Un coup d’Etat, une conspiration de la classe moyenne ? Mais elle ne peut même pas réclamer une demi-place.
Le peuple est enthousiasmé par les interdits. Il ne rêve que trop volontiers de sa jeunesse et il fait la queue pour les meilleures saucisses de Carême du monde. L’intelligentsia s’épuise toute seule. Ses petits médias oppositionnels ne servent à rien. Seraient-ils interdits que seules les voix « de l’étranger » se feraient entendre. A quoi bon protester ? Vous voulez vous dénoncer vous-mêmes. On peut toujours vous éliminer. La terreur sous les applaudissements populaires. La terreur morale est déjà en action.
La Russie ne s’est pas délivré un jugement mais un document de protection. Là-dedans, on dit que nous sommes capables de déterminer nous-mêmes notre manière de vivre. Nous payons pour les complexes infantiles et les désirs de vengeance adultes d’UN SEUL homme. Nous payons pour les faiblesses de l’Occident. Pour ceci que l’Occident s’est tourné vers CET homme d’une manière qui laisse loin derrière elle la vénalité d’un Schröder et la dépravation d’un Berlusconi. Cet Occident n’a provoqué que nausée et mépris. Il faut s’en débarrasser en un tour de main. A qui la faute si on n’a montré aucun autre Occident ?
Un divorce à la russe. Nous nous trainons dans la plus longue agonie du monde. Encore un record pour le Guinness. Comme c’est hyper-agréable pour CELUI-LA, entouré d’un petit groupe d’amis fidèles et de comparses de sa jeunesse, de faire peur à toute l’Europe et d’effrayer le monde entier.
Les Européens sont énervés ; ils téléphonent, l’appellent aussi, l’homme SEUL, l’avertissent, remuent la queue, veulent l’amadouer. Il sait qu’ils ne l’aiment pas mais qu’ils le craignent, et c’est bien ainsi. Les amis fidèles rient de leur bon rire, deviennent tout rouges et se moquent des sanctions idiotes parce qu’ils ont peur de LUI et donc peur d’eux-mêmes.
Les poupées russes gagneront
Mais les cadavres ? Ils sont cachés, c’est notre astuce chez les militaires. Quelle guerre n’a pas de cadavres ? Qu’est-ce que ça peut nous faire ? En Europe, ça ne se passe pas comme ça et c’est sa faiblesse.
La nouvelle de l’année 2014 est aussi vieille que le monde russe. Nous ne sommes pas des Européens, affirme-t-elle. Et nous en sommes fiers. Mais qui sommes-nous donc ? Des Matriochka déguisées. Les Matriochka gagneront. Car l’âme russe a moins peur de la mort que toutes les autres. Elle craint moins la mort car elle n’est pas liée à une personnalité qui assume la responsabilité pour sa vie, mais à un homme pour qui une telle responsabilité n’est absolument pas imaginable.
Qui a dit : la lie de la société ? Il s’agit d’une autre économie de l’âme. On la rencontre par exemple dans les villages africains. J’aime bien aller en Afrique. Les gens là-bas sont des frères et ils regardent les Blancs de haut. Ils ont une religion de l’action directe, comme nous, les Blancs asservis.
Et la Chine, où eux non plus n’ont pas peur de la mort ? Nous sommes prêts à prouver aux Chinois que nous avons moins peur de la mort qu’eux. Nous n’aimons pas les Chinois. Nous aimons les chansonnettes européennes ; mais nos chansons sont plus belles, plus nourrissantes qu’elles. ET notre 4x4 militaire est la meilleure Jeep du monde !
Nous nous saoulons à la vodka et aimons les Ferrari
L’intelligentsia commet toujours la même erreur. Elle accuse les détenteurs du pouvoir, pas le peuple. De quoi d’ailleurs accuser le peuple ? Du fait qu’il soit le peuple ? La classe éclairée voit dans le peuple un objet de l’Histoire, son enclume, pas un sujet en soi. Nous pensions qu’il était une mine. Il a produit les meilleurs du XIXème siècle, Dostoïevski, Tolstoï. Presque tous nos écrivains, les représentants de la littérature paysanne et Soljenitsyne pensaient ainsi. Mais le peuple s’est révélé être un cercueil plein d’entrailles pourries. En 2014, le cercueil a été ouvert, libérant une odeur à couper la respiration.
Que se passera-t-il ? Rien. Ce qui était caché a été montré. Pour une petite minorité. Après un certain temps on pourra de nouveau se tourner vers l’Europe, bien que nous ayons donné de sérieuses raisons aux Polonais et aux Baltes de nous haïr, et même aux Bulgares d’être troublés.
Nous n’entrerons pas en Europe, pas même par le chas d’une aiguille, parce que nous, dans notre petite minorité, nous y allons à contrecœur. Nous nous saoulons à la vodka et nous aimons les Ferrari. Nous aimons notre monstruosité. Nous portons aux nues Flaubert et Moscou sur Vodka. Nous pouvons être un Européen russe ou un demi-Européen, mais ça ne marche pas. Il n’y a pas d’Européen français ou polonais. Nous voulons être Européens, mais emmener avec nous notre monstruosité. Pas de naissance, pas de Renaissance.
Du temps de l’Union soviétique nous survivions parce que notre absence de foi dans l’utopie croissait et multipliait. Nous étions gouvernés par des parasites. C’est seulement maintenant que les vannes ont été ouvertes. Il n’y a pas de mal à cela. Doit-on vraiment être des épigones de l’Europe, rassembler nos forces pour dépasser le Portugal ? Les vannes sont ouvertes. Cependant ce n’est qu’une question de temps avant que nous soyons de nouveau dominés par des parasites et que la vieille guerre entre deux virus, l’impérial et l’européen, reprenne dans l’organisme de la Russie. Seulement, on ne peut guère espérer que notre peuple se laisse infecter par le virus européen.