Les auteurs ont de la démocratie une certaine idée qui est très éloignée des recettes d’un bon gouvernement. Ils n’ont jamais vu la démocratie « appliquée » nulle part. A leurs yeux qui ont fouillé l’histoire comme auraient pu le faire des Bénédictins, la démocratie est toujours survenue pour « réparer » des conditions d’existence difficiles de nations en crise. Ses prémisses en Grèce, les lois de Solon, ont été faites pour mettre fin à l’esclavage pour dettes qui malmenait la société de l’époque, avant même que le gouvernement du peuple par le peuple ne se constitue en système politique.
« Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet »
Moïse en guidant son peuple hors des fers de l’esclavage en Egypte a récrit de sa main les Tables de la loi cassées car c’est le peuple qui désormais allait assumer la loi. La démocratie sera fondamentalement délibérative. C’est la prise de parole qui manifeste l’exercice de la liberté, une parole qui s’inscrit dans une structure précise. L’exercice de la liberté par la prise de parole a bénéficié d’une longue expérience non seulement à Athènes et dans la République romaine, mais bien aussi dans les assemblées ecclésiastiques, monacales surtout où elle fut rigoureusement codifiée au nom de l’adage « Ce qui concerne tout le monde doit être délibéré et approuve par tous »
Le propre de la démocratie, expliquent Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy, est ce qu’ils appellent l’ « autotranscendance ». Le pouvoir ne vient plus d’une autorité supérieure externe – Dieu bien sûr à l’origine de tous les pouvoirs de droit divin comme l’était la monarchie en France, mais aussi « Moscou » dans les anciennes républiques socialistes soviétiques – et en Russie même l’idéologie communiste qui ne manquait pas de se personnifier grâce au culte de la personnalité instauré par Staline. La démocratie, c’est la fin des hétéronomies. Mais ce n’est pas l’autonomie absolue. Ce n’est pas la pure immanence. La démocratie ne se crée pas elle-même ni dans l’instant ni pour la durée. L’autonomie absolue, les auteurs la critiquent chez les Gilets jaunes qui se prennent pour le peuple et prétendent parler en son nom.
La démocratie se constitue d’un écart, d’un écart avec elle-même. D’abord dans le temps. La démocratie – c’est la grande leçon de ce livre, il me semble - ne peut être conçue dans une pensée statique. Elle ne peut être pensée qu’en dynamique parce qu’elle est une production continue – bien que les auteurs fustigent la production comme fin, l’hyperconsommation et la croissance comme impératif ! La démocratie se produit continuellement comme gouvernement, par la délibération entre égaux, mais elle produit aussi ses citoyens, sans lesquels elle n’existe pas mais qui ne lui préexistent pas. L’exemple de la Russie est intéressant sur ce point : toutes les crises nécessaires au surgissement de la démocratie étaient bien là, à la fin de l’URSS, mais elle n’est pas advenue. Il y a eu le renard libre dans le poulailler libre, plus les siloviki vêtus de noir, pour encadrer ce peuple. La démocratie n’est pas automatique. Seuls les dissidents la souhaitaient d’ailleurs, dans l’ex URSS. Liberté+marché+nation, cela ne fait pas forcément démocratie. La Chine le montre aussi, qui fait peser sur ses citoyens la menace du contrôle et du guidage des comportements numérique. C’est pourquoi on y est avide de droit, ne serait-ce que le droit commercial.
La démocratie produit aussi ses limites, elle définit le champ où s’exerce la liberté, c’est ce qu’on appelle le droit.
Le lieu vide de la démocratie
La démocratie chemine sur une ligne de crête, elle risque sans cesse de tomber d’un côté ou de l’autre. Parce qu’elle est un lieu vide, l’espace où l’on délibère, et que nombreux sont ceux qui tentent de l’investir et de la faire basculer. Lorsqu’un mouvement se dit le peuple et se prétend absolument autonome, le populisme ignorant de l’histoire détruit les institutions de la démocratie. La démocratie, si elle s’étend au-delà du village, a besoin de ses assemblées délibératives et de ses « représentants » qui y parlent dans le cadre du droit et des institutions qu’elle crée. Casser la « représentation » empêche de délibérer. Les Gilets jaunes se disent le peuple mais ils ne délibèrent pas. (Il me semble que les revendications des Gilets jaunes sont pour une part justifiées, mais qui peut entendre quelque chose dans la cacophonie actuelle, amplifiée par le bruit des casseurs ?)
Les Gilets jaunes sont faits pour rendre visible les défauts de la société. Un des dangers de la démocratie était pour Tocqueville que l’égalité des citoyens qu’elle promeut ne favorise la jalousie et donc le ressentiment. Il semble que ce soit un des puissants moteurs des populismes. Dick Howard, auquel se réfèrent Bouthors et Nancy, a bien montré, dans Les Ombres de l’Amérique, combien le ressentiment qui envahissait les « petits blancs » à l’égard des minorités assistées (plus qu’eux ! estimaient-ils) a contribué au succès de Donald Trump. Trump, Bolsonaro, Orban peut-être sont les héros de ceux qui souffrent de ressentiment et dont un trait caractéristique est la désignation d’un bouc émissaire, qu’ils vont charger de tous les maux de la société et surtout de ceux dont ils pâtissent. En Hongrie, il s’appelle George Soros. Il est juif. Il est riche et a beaucoup donné pour le bien de ses concitoyens. Dans la Grèce antique, et à Rome, cela s’appelait l’ « évergétisme » : faire profiter ses concitoyens de sa richesse. Il semble que dans la Hongrie de Victor Orban (qui fut le disciple de Georges Soros) ce soit mal vu.
Restriction du domaine des recherches
Le livre traite d’un autre aspect du gouvernement. Là où il se confond peut-être avec un mot nouveau, la gouvernance, qui pour nos auteurs, est un terme de gestionnaire. Avec le développement du numérique notamment, les décisions et les délibérations, politiques sont fortement marquées par l’intervention du calcul. Dans l’analyse des problèmes, dans la recherche de solution. Mais le domaine du calcul est limité. Peut-être moins par le mesurable, le quantifiable, que par sa logique même. L’influence du calcul sur les choix politiques en revanche est très grande. Les études sur les algorithmes l’on montré.
Un grand champ du politique reste en dehors du calcul et du numérique. Par conséquent l’influence croissante que prennent les technocrates dans nos démocraties est source d’appauvrissement des choix politiques, de leur restriction, de leur inadéquation. Dans « La revanche des passions », Pierre Hassner rappelait que l’homme n’est pas uniquement dirigé par la tête et le ventre, et comme il considérait avec Spinoza qu’on ne peut « vaincre une passion qu’en la remplaçant par une autre », à condition qu’elle nous grandisse, il appelait à ressusciter, avec Tocqueville « ce goût sublime de la liberté ».