Le vent est au défaitisme en France dans les rangs des europhiles les plus convaincus. Il y a quelques semaines, l’ancien premier ministre Michel Rocard avait donné le ton en déclarant aux Journées de Bruxelles organisées par L’Obs : « L’Europe, c’est fini, on a raté le coche, c’est trop tard ». Manuel Valls a semblé lui donner raison lorsqu’il a affirmé le 21 janvier à Davos que, si elle ne réagit pas rapidement, « l’Europe peut se disloquer » et le projet européen « mourir ». L’inquiétude a saisi, parmi d’autres, Jean-Dominique Giuliani, l’un des gardiens du temple en sa qualité de président de la Fondation Robert-Schuman, qui a donné pour titre à son éditorial du 10 janvier : « L’Europe et ses doutes ».
Vers l’abîme
La presse française fait chorus. Correspondant de Libération à Bruxelles, notre confrère Jean Quatremer, peu suspect d’euroscepticisme, a affirmé, le 1er janvier, que « crise après crise, l’Europe fonce vers l’abîme » et que « plus rien ne semble pouvoir endiguer le retour du national ». Le Monde n’est pas en reste. « Sur les rivages de la Grèce, dont il est en partie originaire, le projet européen se délite », estime le quotidien dans son éditorial du 25 janvier. Experts et journalistes s’accordent ainsi pour dire que l’Europe est en danger. Le pessimisme est devenu depuis quelques mois le sentiment dominant dès lors qu’est posée la question de l’avenir de la construction européenne.
Le Conseil européen des 18 et 19 février abordera les deux grands sujets qui fâchent et qui traduisent la fragilité de l’Europe unie : le prochain référendum britannique sur le maintien, ou non, du Royaume-Uni au sein de l’Union et la difficile gestion des migrations au moment où la crise des réfugiés met à l’épreuve la solidarité des Etats membres. Avec le défi britannique, c’est le premier élargissement de la Communauté européenne, au delà du cercle des pays fondateurs, en 1973, qui est remis en cause. Au lendemain de la signature du traité de Rome, Londres avait tenté d’opposer au Marché commun une Association européenne de libre échange, qui réunissait notamment les pays de l’Europe du Nord. Tous ces Etats, sauf la Norvège, la Suisse et l’Islande, ont rejoint ensuite la Communauté européenne. Le Royaume-Uni, le plus important d’entre eux, menace de revenir plus d’un demi-siècle en arrière.
Une frontière Est-Ouest
Autre défi pour l’Union, la crise des réfugiés est révélatrice des divisions entre les pays européens dans leur traitement des flux migratoires mais elle met plus particulièrement en évidence la coupure entre les anciens pays communistes entrés dans l’UE en 2004 et les autres Etats membres. Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), reconnaît, dans un entretien d’octobre 2015 publié sur le site de son institut, qu’il y a « une crise du projet européen » dans la mesure où « les populations de l’Union éprouvent une fatigue à l’égard de la construction européenne » mais il ajoute aussitôt : « Ce qui paraît plus grave, c’est que nous en sommes en train de reconstituer une frontière Est-Ouest entre les pays européens ».
En refusant la répartition des réfugiés proposée par la Commission européenne entre les divers Etats membres, les anciens Etats sous tutelle soviétique, à commencer par la Pologne et la Hongrie, se séparent en effet du reste de l’Union. Comme le souligne Pascal Boniface, les pays de l’Est européen, plus que leurs partenaires de l’Ouest, « adoptent une posture de rejet vis-à-vis des réfugiés, des immigrés et de l’islam ». Dans le même temps, ils rejettent, au nom du respect de leur souveraineté nationale, ce qu’ils perçoivent comme une atteinte à leur indépendance et une tentative de mainmise de Bruxelles sur leurs gouvernements. Les plus excessifs vont jusqu’à comparer la tutelle de l’UE à celle qu’exerçait naguère sur eux l’Union soviétique. Les protestations européennes contre les dérives autoritaires de Varsovie et de Budapest ne font qu’accroître le clivage entre les deux parties du continent.
Schengen en question
Cette fois, c’est l’élargissement vers l’Est, celui qui a fait entrer dix pays en 2004, deux en 2007 (Bulgarie, Roumanie) et un en 2013 (Croatie) qui se trouve sur la sellette. De sorte que l’ancien député européen Jean-Louis Bourlanges peut dénoncer, au cours de l’émission « L’esprit public » sur France-Culture le 24 janvier, le double échec de l’Union européenne. Son ambition, a-t-il dit, était de rassembler, autour de l’Europe des fondateurs, les pays de l’ancienne Association européenne de libre échange dans un premier temps et ceux de l’ancien bloc communiste dans un second temps. C’est ce vaste rassemblement qui est peut-être en train, selon Jean-Louis Bourlanges, de mourir de sa belle mort.
La liberté de circulation, principe fondateur de l’Europe unie, est aujourd’hui en question. L’un des principaux symboles de l’esprit européen, la convention de Schengen, qui a supprimé les contrôles aux frontières intérieures de l’UE, n’est-il pas aujourd’hui mis en pièces, certains allant jusqu’à préconiser un « mini-Schengen » réduit au noyau dur de l’Europe ? L’Institut Jacques Delors regrette, dans une tribune publiée le 26 janvier par Yves Bertoncini et Antonio Vitorino, la « crise de confiance » qui affecte les Européens. En menaçant d’exclure la Grèce, pour une durée de deux ans, de l’espace Schengen après évaluation de sa frontière avec la Turquie, par où arrivent la plupart des migrants, le Conseil des ministres de l’intérieur a lui-même pris acte de la désunion de l’Europe face à l’afflux croissant des candidats à l’asile.