Les déconvenues libyennes de la France et le problème stratégique turc

L’intervention militaire de la Turquie sur le théâtre libyen, concurremment à d’autres ingérences étrangères, et le dernier incident naval franco-turc en Méditerranée orientale (10 juillet 2020) n’en finissent pas de dégrader les relations entre Paris et Ankara. En vérité, on s’étonnera de la fréquence avec laquelle Emmanuel Macron revient sur ce sujet. Serait-ce donc cela, le « gaullo-mitterrandisme » ? Pourtant, cette crise est irréductible à une querelle personnelle entre le président français et son homologue turc. Si la France ne sort pas grandie de l’« épisode Haftar », la montée en puissance de la Turquie et ses ambitions géopolitiques méditerranéennes posent véritablement question.

La force tranquille, affiche de campagne de F.Mitterrand
d’après Challenges

De prime abord, concédons la faillite de la politique libyenne de la France. Appréhendée sur la longue durée, l’histoire de « la plus grande Méditerranée » atteste du fait que les frontières se défendent à l’avant. Après être intervenue en Libye pour renverser Kadhafi, la France aurait donc dû mener une politique plus avisée et surtout plus affirmée. Assez vite, le terrorisme islamique a pourtant conduit Paris à se réengager. Pour lutter contre ces cellules de l’« Etat islamique » en Cyrénaïque, le général Haftar bénéficie alors du soutien français. Celui-ci est également censé verrouiller la frontière méridionale, en empêchant le passage de groupes djihadistes vers la zone sahélo-saharienne où l’armée française est engagée.

Parallèlement, Washington appuie les milices de Misrata engagées contre les excroissances locales de l’« Etat islamique ». De fait, les Occidentaux privilégient une approche dite « pragmatique », i.e. sécuritaire et économique : le contre-terrorisme, la maîtrise de l’immigration et l’écoulement des hydrocarbures. Ni conception d’ensemble, ni horizon stratégique ne se dégagent.

Ces points provisoirement réglés, la situation dégénère du fait des luttes politiques intérieures. Malgré les accords de Skhirat (2015) et la formation d’un Gouvernement d’entente nationale que dirige Fayez el-Sarraj, le général Khalifa Haftar conçoit le projet de conquérir le pouvoir. Directement et indirectement, il est appuyé par la Russie. Ceux qui, dans le monde sunnite, entendent contrecarrer les « révolutions arabes » en font aussi leur champion. Sur le plan géopolitique, la Libye est donc écartelée entre la Tripolitaine (el-Sarraj) et la Cyrénaïque (Haftar).

La confusion occidentale

Si l’ONU soutient le gouvernement d’entente nationale, sis à Tripoli, Paris conduit une politique ambivalente. En maintenant un lien étroit avec Haftar, reçu à l’Elysée, le président français se pose en arbitre. Apparemment, il ne voit pas venir l’offensive sur Tripoli qui détruira les efforts diplomatiques de l’ONU (avril 2019). Sans aide aucune de l’Occident, el-Sarraj se jette dans les bras de Recep T. Erdogan qui exploite le vide et intervient résolument. Et le Président français de se poser en maître d’école, adepte des doubles standards, sans explication sur sa politique libyenne.

Pour irritante que soit une telle attitude, le poids et le rôle de la Turquie n’en sont pas moins un défi. Pivot géopolitique à l’époque de la Guerre Froide, ce pays est désormais un véritable acteur géostratégique, capable de projeter sa puissance. Tout comme Vladimir Poutine, Erdogan se révèle déterminé, pratique une politique d’intimidation et pose des actes souverains.

Assurément, les intérêts de sécurité de la Turquie sur ses approches géographiques ont été négligés. A l’épreuve des faits, il eût fallu mettre en place une zone de sécurité en avant des frontières avec la Syrie, et ce dès le début de la guerre. En négociant successivement avec Poutine et Trump, Erdogan se l’est arrogée. Sur le plan géo économique, il serait souhaitable que les Turcs chypriotes puissent bénéficier de l’exploitation future des gisements de gaz de la Méditerranée orientale.

L’impérialisme ottoman

Pour autant, Erdogan n’est pas un « homme-effet » réagissant à l’égoïsme ou à la négligence d’« hommes-causes ». Sa conception du monde dépasse les seuls intérêts d’un Etat-nation anatolien, le thème ottoman justifiant ses vues sur une partie du Grand Moyen-Orient ainsi que la « Patrie bleue » (le bassin pontico-méditerranéen). Significativement, Ankara vilipende aujourd’hui le traité de Lausanne (1923), pourtant obtenu de haute lutte par Mustafa Kemal.
S’il n’est pas endigué et canalisé, ce révisionnisme géopolitique ne sera pas compatible avec l’OTAN, alliance wilsonienne axée sur la défense mutuelle et la sécurité collective. Au vrai, les puissances occidentales disposent d’autres options stratégiques que la Turquie en mer Noire, dans la « plus grande Méditerranée » ainsi qu’au Moyen-Orient. Soulignons entre autres le rapprochement entre la Grèce, Chypre et Israël autour du projet d’East-Med, un futur gazoduc vital pour la sécurité énergétique de l’Europe.

Que les Européens s’assument !

Au fond, le problème réside dans l’effacement politique, diplomatique et militaire de nombreux Etats européens, désireux que l’une ou l’autre puissance assume ce qu’ils ne veulent plus faire : à la Russie de combattre (prétendument) le djihadisme en Syrie ; à la Turquie de contrecarrer la Russie en Libye ; aux Etats-Unis de raisonner la Turquie ! Illettrisme stratégique ou infantilisme ? Quant au président français, sa remise en cause de l’OTAN au nom de la Libye n’a guère de sens. Ayant pratiqué un double jeu sur le rivage des Syrtes, il porte la responsabilité d’avoir affaibli la crédibilité et les positions de la France sur la scène européenne et dans la région.
Il faudrait désormais parvenir s’entendre avec l’Italie et quelques autres afin d’enfoncer un coin entre Tripoli et Ankara, regagnant ainsi le terrain perdu. Clarté morale et cohérence politique pourraient également assurer le soutien de Berlin et Bruxelles à une nouvelle initiative diplomatique en Libye.
Enfin, plus on est fort, plus on est persuasif. A défaut d’engager des éléments au sol, il importe d’accroître la présence navale française en Méditerranée, ce qui conduit à la question d’un second porte-avions. De surcroît, ce serait une contribution au « partage du fardeau » entre les deux rives de l’Atlantique. In fine, la force tranquille, tout simplement.

Les intertitres sont de la rédaction