Une vague de mouvements protestataires bouscule depuis plusieurs années les démocraties européennes, déstabilisant les partis de gouvernement et remettant en cause les formes classiques de l’Etat de droit. Elle a entraîné la montée de forces dites populistes dans la plupart des pays du Vieux Continent avant d’atteindre les Etats-Unis, où l’élection de Donald Trump a confirmé l’ampleur du malaise. Ces forces ont pris le pouvoir en Europe centrale, notamment en Hongrie et en Pologne. Elles ont permis la victoire du Brexit au Royaume-Uni et le succès des conservateurs en Autriche. Elles ont échoué de peu en France et aux Pays-Bas et pourraient bien gagner les élections, le 4 mars, en Italie.
Où va la démocratie ? Pour tenter d’y voir plus clair, la Fondation pour l’innovation politique, sous la direction de Dominique Reynié, a confié à l’Institut Ipsos une vaste enquête, conduite dans 26 pays (23 Etats membres de l’Union européenne, complétés, hors UE, par la Norvège, la Suisse et les Etats-Unis), auprès de 22.000 citoyens. Ceux-ci ont été interrogés, à l’aide d’une batterie de 36 questions, sur le degré de confiance – ou de méfiance - que leur inspirent les institutions politiques et sur leurs aspirations éventuelles à d’autres modèles de gouvernement. Plusieurs politologues – Dominique Reynié, Marc Lazar, Jacques Rupnik, Anne Muxel – ont rendu compte, le 25 janvier, au CERI (Centre de recherches internationales) de Sciences Po, des résultats de ce travail.
Rupture de confiance
Les chiffres présentés par Anne Muxel indiquent partout une nette rupture de la confiance dans les partis politiques, en particulier chez les jeunes. Seules 20% des personnes interrogées, en moyenne, font confiance aux partis (18% chez les moins de 35 ans, 25% chez les plus de 60 ans). Une majorité d’entre elles portent un jugement négatif sur le fonctionnement de la démocratie ou considèrent que d’autres systèmes politiques seraient aussi bons. 36% vont jusqu’à dire qu’un homme fort serait une bonne chose pour leur pays. De même la plupart des personnes interrogées estiment que les hommes politiques sont corrompus et qu’ils défendent leurs intérêts personnels plutôt que l’intérêt général. Sur toutes ces questions, les jeunes sont encore plus critiques que leurs aînés, sauf aux Etats-Unis où les jeunes Américains semblent échapper à cette « érosion générationnelle ». Peut-être l’élection de Donald Trump, suggère Anne Muxel, les a-t-elle remobilisés.
En dépit des différences nationales, les opinions publiques des 26 pays partagent largement les mêmes préjugés, qui fragilisent, selon Dominique Reynié, le modèle démocratique et invitent à s’interroger sur son avenir. En Italie, par exemple, explique Marc Lazar, le taux de confiance envers les partis est de 5%, envers le Parlement de 11%, envers l’Etat de 19%. La méfiance s’étend à l’Union européenne, dont les Italiens pensent qu’elle les a abandonnés face à l’immigration. En Europe centrale, la « régression démocratique » est également sensible, selon Jacques Rupnik. En Hongrie, en Pologne, en République tchèque, elle prend appui sur la question identitaire et sur la perception de l’UE comme « promoteur d’un libéralisme sociétal » qui provoque une « guerre culturelle ».
Un rapport plus critique
Faut-il s’inquiéter de ces tendances, qui traduisent, comme le dit Jacques Rupnik, « un phénomène transeuropéen, voire transatlantique » et dont la naissance, selon Dominique Reynié, peut s’expliquer, entre autres, par la chute du communisme, par l’attentat du 11 septembre 2001 ou par l’échec du référendum européen de 2005 ? Oui, sans doute, puisqu’elles nourrissent, pour reprendre l’expression de Dominique Reynié, « l’hypothèse d’un dépérissement démocratique ». Pourtant, la « désillusion » qu’elles manifestent vis-à-vis des démocraties peut aussi être interprétée comme l’expression d’un rapport plus critique au système démocratique et d’une aspiration à plus de démocratie. Parce qu’elles sont de plus en plus éduquées, souligne Anne Muxel, les nouvelles générations sont de plus en plus exigeantes et leur insatisfaction est peut-être le signe d’un attachement à des valeurs qu’elles estiment bafouées. Leurs revendications seraient ainsi, comme le note Marc Lazar, à la croisée de la contestation de la démocratie et de la recherche d’une autre démocratie.