Après l’annexion de la Crimée par la Russie et les troubles fomentés par des groupes pro-russes, avec le soutien de Moscou, dans l’Est de l’Ukraine, l’Union européenne s’interroge sur les motivations de Vladimir Poutine et sur les moyens de contrer son offensive. Chercheur associé au CERI, spécialiste des conflits sécessionnistes et des Etats autoproclamés, Thornike Gordadze, estime que l’objectif du président russe est d’abord de s’assurer la fidélité des gouvernements des pays voisins, redevenus des Etats satellites. Il ne croit pas que Vladimir Poutine nourrisse des projets de conquête territoriale « Il est plus important pour lui d’avoir un régime pro-russe à Kiev que d’annexer l’Est de l’Ukraine », explique-t-il dans un entretien à Fréquence protestante.
Selon lui, Vladimir Poutine, après quinze années au pouvoir, pense en termes plus « idéologiques » qu’auparavant. Il entend inscrire son nom dans la lignée des chefs d’Etat qui, de Pierre le Grand à Staline, ont marqué l’histoire russe en reconstruisant l’empire. En encourageant les désordres en Ukraine, il veut aussi éviter que la « contagion démocratique » ne gagne la Russie. Le succès de la démocratie en Ukraine serait en effet « une leçon » pour l’opposition et la société russes. Quant à l’annexion de la Crimée, sans effusion de sang, elle a permis au chef du Kremlin, d’après Thornike Gorgadze, d’accroître sa popularité auprès de ses compatriotes et de montrer aux Ukrainiens que la révolte de la place Maïdan allait leur coûter cher. Une telle opération serait plus difficile dans l’Est de l’Ukraine où la majorité de la population, malgré le vote du 11 mai, n’est pas favorable au rattachement de la région à la Russie.
Ancien membre du gouvernement géorgien, sous l’autorité de l’ex-président Mikheïl Saakachvili, qui fut l’un des animateurs de la « révolution des roses » en 2003, Thornike Gordadze a été vice-ministre des affaires étrangères (2010), puis ministre de l’intégration euro-atlantique (2012). Il fut le négociateur en chef de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Géorgie. Les événements d’Ukraine lui rappellent le conflit géorgien de 2008, qui s’est achevée par l’indépendance auto-proclamée de deux provinces, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, avec l’appui de Moscou. Il souligne la « ressemblance troublante » entre les deux crises : dans un cas comme dans l’autre, des milices pro-russes, « encadrées, financées et entraînées par la Russie », s’en sont prises au gouvernement central pendant que Moscou massait des troupes le long des frontières.
La Géorgie n’avait alors le choix, selon l’ancien ministre, qu’entre « deux mauvaises solutions » : se laisser envahir ou engager le conflit. Le président Saakachvili a choisi la seconde, même s’il savait le rapport des forces « asymétrique ». Il a ainsi obligé la Russie à apparaître, aux yeux du monde entier, comme partie prenante. En six ans, ajoute Thornike Gordadze, « la communauté internationale n’a pas vraiment tiré les enseignements du conflit et la Russie n’a payé aucun prix pour avoir dépecé le territoire d’un Etat souverain ». Encouragé par la modération de la communauté internationale, qui a cherché l’apaisement, Vladimir Poutine a repris les mêmes méthodes à l’égard de l’Ukraine, interprétant cette attitude comme « une preuve de faiblesse » et considérant que « la Russie peut y aller tant qu’il n’y a pas de ligne rouge clairement définie ».
En soutenant la volonté d’indépendance des Ukrainiens pro-russes après avoir appuyé celle des Abkhazes et des Ossètes du Sud en Géorgie, le président russe ne respecte-t-il pas le droit des peuples à l’autodétermination, comme les Occidentaux l’ont fait naguère en acceptant que le Kosovo se détache de la Serbie ? Thornike Gordadze récuse cette comparaison. D’abord, dit-il, la Russie n’a pas appliqué ce principe à la Tchétchénie, comme s’il était bon pour les autres, et non pour elle. Ensuite, les Albanais du Kosovo étaient « victimes des violences de l’Etat serbe » qui pratiquait le « nettoyage ethnique », alors qu’aucun russophone n’est maltraité en Ukraine. Enfin, l’intervention multilatérale des forces occidentales n’a pas abouti à une annexion comme en Crimée. Bref, il y a « beaucoup plus de différences que de ressemblances ».
L’Ukraine n’est-elle pas historiquement une partie de la Russie ? C’est ce que soutiennent les nationalistes russes, qui refusent de « reconnaître aux Ukrainiens leur existence en tant que nation ». « Tout le nationalisme ukrainien est né de ce déni de nationalité », souligne Thornike Gordadze. Mais au « récit national russe » l’Ukraine oppose un autre récit, qui mérite d’être entendu. Autre argument des pro-russes : pour avoir humilié la Russie pendant les années qui ont suivi la dislocation de l’URSS, l’Occident n’est-il pas en partie responsable de la réaction de Moscou ? « Non, répond Thornike Gorgadze. L’Occident n’a pas vraiment humilié la Russie. Il a voulu qu’elle reste unie alors qu’elle aurait pu se diviser en une quinzaine d’Etats. Le FMI et la Banque mondiale ont continué à financer l’économie russe ».
Que peut faire l’Europe face à l’agression de Moscou ? La tactique de Vladimir Poutine est de diviser les Européens entre ceux qui appellent à des sanctions fortes et ceux qui mettent en garde contre le risque de pénaliser les économies européennes. Vladimir Poutine est persuadé que, face aux difficultés économiques, les sociétés occidentales ont un seuil de tolérance beaucoup plus bas que la société russe. Il mise donc sur « l’absence de courage » des Occidentaux. Mais « si les Européens ne réagissent pas maintenant, affirme Thornike Gorgadze, cela va leur coûter cher ». Après l’Ukraine, dit-il, la Moldavie, les Républiques baltes, la Pologne même seront menacées. L’inaction aurait « des conséquences dramatiques » pour l’Europe.
L’entretien avec Thornike Gorgadze a été diffusé sur Fréquence protestante samedi 17 mai à 16 h 15. Il est accessible sur le site www.frequenceprotestante.com.