Edison Denissov, un amour profond pour la France

Le compositeur Edison Denissov est mort le 24 novembre 1996. Ancien ambassadeur de France à Moscou, Pierre Morel, qui était son ami, lui rend ici hommage.

De ma première rencontre avec Edison, qui fut le point de départ immédiat d’une vive amitié, je garde un souvenir très précis. C’était à Moscou, à l’occasion d’une réception à la Résidence en l’honneur de personnalités françaises de passage, à l’automne 1976. Jeune secrétaire d’Ambassade, je venais d’arriver. J’avais entendu quelques unes de ses œuvres grâce aux concerts du Domaine Musical, ces moments bénis de découverte à l’Odéon, et la conversation a été tout de suite très animée, comme si nous échangions des nouvelles des uns et des autres à l’occasion de retrouvailles.

Par sa façon d’être et son apparence, Edison tranchait dans cette société mélangée des années brejnéviennes. Il n’était ni emprunté ni bohème : alerte, précis, tantôt souriant tantôt concentré, d’une élégance différente avec un col roulé gris flanelle. Il gardait en lui l’allégresse de son premier voyage à Paris quelques mois auparavant. Aucune allusion à tous les tracas qu’ avaient dû susciter, avant et après, un tel privilège : bonheur des rencontres, richesse des découvertes, émotion devant les encouragements recueillis. Parmi tous les noms cités, à la suite de Boulez bien sûr, rencontré dès 1967 à Moscou lors d’une tournée du London Symphony Orchestra, je me souviens de la chaleur particulière avec laquelle il me parla de Dutilleux. Il me parla aussi de l’Ecume des jours de Boris Vian, projet d’opéra déjà en cours, dix ans avant sa création à l’Opéra comique.

Notre complicité fut si évidente qu’Edison me demanda sans détour si j’accepterais, lors de mon prochain voyage à Paris, de porter à l’IRCAM une enveloppe de partitions qui étaient très attendues. Curieusement, ce n’était pas tant de risque éventuel d’un tel transport qui m’impressionnait (tout diplomate était dûment mis en garde par sa propre maison, mais cela ne relevait pas vraiment de la littérature interdite et du Samizdat), mais bien le fait d’entrer en contact avec l’équipe un peu mystérieuse des musiciens de l’équipe de Beaubourg, qui étaient pour moi comme des demi-dieux inaccessibles.

Cette confiance spontanée me toucha profondément, effaçant toute hésitation, mais elle me valut de surcroît un cadeau inestimable : Edison m’inclut dans le cercle des fidèles qui se retrouvaient régulièrement pour des concerts hors programme, organisés dans une salle de l’Union des Musiciens, à côté de la rue Gorki (aujourd’hui Tverskaia). Rien n’était annoncé, tout se passait par le bouche à oreille, sans que cela fût clandestin : c’etait une tolérance, un modus vivendi qui offrait une vie musicale parallèlle à la nouvelle génération des créateurs. C’est ainsi que, grâce à Edison, j’ai entendu et rencontré Alfred Schnittke, Sofia Goubaidoulina et bien d’autres. L’entracte était aussi passionnant que le concert lui-même, à cause de cette complicité communicative, de cette familiarité avec laquelle chacun échangeait sans ambages ses impressions, comme si l’on se retrouvait dans un salon musical élargi. Mais je doit ajouter que mes leçons de chant chez Irina Préchac, qui avait été l’élève du grand pianiste Lev Oborine, augmentaient encore l’impression d’être entré dans un cercle magique : il y avait les petits concerts, tout aussi informels, à l’Institut Gnessine, mais aussi, en grand format, à l’affiche, les concerts de musique ancienne du Groupe Madrigal à la Salle Tchaïkovski, les fêtes du violoncelle de Natalia Gutman, enfin les très rares récitals de Sviatoslav Richter à la Salle du Conservatoire ou au Musée Pouchkine, qui faisait monter vers lui une véritable vague d’amour, dont l’écume était une rituelle brassée de roses blanches, jamais liées, pour répondre au vœu du maître.

Le deuxième temps fort de notre amitié, ce fut mon retour à Moscou en 1992 comme Ambassadeur. Tout avait changé. Mais Edison était resté le même , il avait certes passé une année en France, il présidait l’Association de musique moderne et les projets abondaient, en particulier celui de l’achèvement de l’opéra Rodrigue et Chimène de Debussy : il relevait ce défi avec le même enthousiasme que celui qui l’avait engagé dans l’aventure de l’Ecume des Jours, et il fut très heureux d’accomplir ce geste d’hommage et de reconnaissance a l’égard du créateur de Pélléas, sans doute son musicien préféré. J’eus, pour ma part, la joie d’organiser dans la salle de spectacle de l’ambassade un concert entièrement consacré à l’œuvre d’Edison. Venu de sa jeunesse, son lien profond avec la France était nourri par une connaissance vivante, intime, de tous les arts, qui englobait particulièrement les grands poètes du XIXe – Musset, Nerval, Baudelaire - et les peintres impressionnistes. Dans la nouvelle Russie, il était enfin possible de saluer cette evidence.

Une autre nouveauté était cependant là, dans la vie d’Edison. C’était la présence de Katia, sa deuxième épouse, elle-même musicienne, musicologue et spécialiste de son oeuvre, et aussi celle des deux petites filles, Anna et Maria.

Je me souviens ainsi de divers dîners plein d’échanges, y compris dans leur appartement, près de la Perspective Koutouzov : tous les mondes d’Edison défilaient, dans la conversation après avoir nourri son œuvre : celui des mathématiques, qui lui apportait la clarté, la cohérence et la complexité ; celui de la peinture, qui l’avait particulièrement porté vers Klee ; et encore la création littéraire à partir de sources très diverses, philosophiques, poétiques ou religieuses, qui lui permettaient de construire avec une extraordinaire liberté d’association un socle pour ses compositions, sorte de polyptiques plurilingues, qui rejoignent sans doute la structure cachée des combinatoires mathématiques très présentes dans son œuvre.

Et puis, en plein été, vint le choc affreux de l’accident de 1994, l’appel désespéré de Katia, la conviction immédiate qu’il fallait tout tenter, depuis la France, pour sauver Edison. En quelques heures, je pus ainsi susciter une chaîne de solidarité qui doit beaucoup à François Lépine, alors directeur de cabinet du Ministre de la Défense, et à François Léotard lui-même, qui prit très vite la décision exceptionnelle d’envoyer un avion sanitaire à Moscou et d’accueillir Edison à l’hôpital militaire Bégin. Le SAMU de Paris contribua aussi à cette œuvre de salut, dont le véritable levier fut en fin de compte l’amour profond d’Edison pour la France, dont quelques exemples suffisaient à convaincre mes interlocuteurs.

Apres le premier soulagement et les indices concordants de la récupération d’Edison, le plus émouvant, le plus étonnant, ce fut la reprise de la composition dans sa chambre d’hôpital.

Ce sursaut créateur d’Edison donna une intensité particulière à nos trop brèves retrouvailles, puisqu’ un autre mal, insurmontable, l’a finalement emporté. Et quinze ans, jour pour jour après sa mort le 24 novembre 1996, comment ne pas méditer sur cette dernière partie de sa vie, à la fois dramatique et sereine ? La référence à Mozart vient à l’esprit, d’abord parce qu’ il a lui aussi composé un Requiem, c’était à l’époque de notre première rencontre. Et même si sa vie fut moins brève, elle se prête à quelques parallèles fascinants : un père impressionnant qui le marque à vie avec ce prénom d’inventeur ; la protection de Chostakovitch qui fait penser à Papa-Haydn ; Khrennikov, le Secrétaire écrasant de l’Union des Musiciens en évêque Colloredo. Mais ce qui compte vraiment, c’est qu’ Edison était profondément mozartien dans sa façon d’être et de composer, dans cette rencontre exceptionnellement communicative de la vivacité, de la tendresse et de la profondeur.

A cause de cette fin à la fois haletante et paisible, allons plus loin encore dans le rapprochement : comme celle de Mozart, l’œuvre denissovienne est portée par une vision, s’attache au destin de l’âme et cherche sa rédemption. En un mot, elle s’appuie sur l’au-delà. En quelques phrases, on peut entrevoir ce qu’a été le programme de toute sa vie de compositeur : « Je remercie Dieu de m’avoir donné le bonheur de toucher le mystère. » Ou encore, ce propos dostoievskien : « Celui qui porte la lumière aux gens prend sur lui une partie de la souffrance du Christ . »

Pour achever cette évocation, je voudrais simplement me remettre à l’écoute de cette Symphonie No 2 pour grand orchestre, créée en 1996, qu’il nous a dédiée, à ma femme et à moi-même. Elle me dit la puissance de sa musique, qui abolit le temps par un mélange fragile et indestructible de durée et d’éternité./.